Nous sommes près de 150 intellectuels, artistes, militants syndicalistes et politiques, réunis pour une semaine dans le cadre de la « VIIIe rencontre des intellectuels pour la défense de l'humanité » en collaboration avec le Forum mondial des alternatives. Nous, c'est-à-dire une goutte dans l'océan de ceux qui rêvent, espèrent, pensent et agissent pour une humanité autre que celle que l'organisation capitaliste du travail et de la société dirige depuis plusieurs siècles. Celle-ci, partie de l'Europe, s'est étendue et imposée au reste du monde portée par les idées, la technologie, son génie rationnel politique et social, mais aussi sa puissance militaire dont la barbarie contredisait et contredit encore son message de modernité. C'est en Amérique que le premier grand choc des deux mondes – aujourd'hui le Nord et le Sud – a eu lieu, et cela n'avait rien d'un « choc des civilisations », tant à la mode aujourd'hui dans les rencontres onusiennes. L'or, la terre, les richesses minières en étaient l'enjeu ; aujourd'hui ce sont les sources d'énergie et les migrations qui les ont remplacées. Pour l'heure, elle traverse une crise qui donne à notre rencontre une fébrilité remarquable. Venus de tous les continents, nous nous sommes divisés en groupes thématiques (le travail, la démocratie, la terre, la guerre, les médias et la culture, les dynamiques régionales, la mondialisation, la crise financière actuelle). Pendant la journée, nous réfléchissons en commun sur les différentes problématiques qui constitueront « des réserves d'idées » pour penser une alternative au monde actuel ; je suis quant à moi dans le groupe « démocratie ». Le soir, nous exposons par régions, les questions spécifiques à chacune d'entre elles (les pays du G8, l'Amérique du Sud, l'Inde, la Chine, l'Afrique, le Monde arabe) ; les séances du soir, ouvertes au public vénézuélien, se déroulent dans un grand théâtre. Je suis étonné par le nombre de participants et la pertinence des questions que posent des étudiants, des universitaires, des syndicalistes et surtout par le ton passionné mais sans emphase des intervenants. Beaucoup d'humour aussi, comme ce jeune qui se présente : « Je suis sur les marges et veux le rester, on voit mieux le centre à partir de sa circonférence. » J'ai été chargé, avec Samir Amin, président du FMA, d'animer la discussion sur le Monde arabe, elle sera la dernière de la série, samedi 18h à 19h. La rencontre a duré 6 jours pleins, du lundi 13 au samedi 18 octobre. Mercredi 15 octobre 2008 ; il est 19h30, heure de Caracas, quand Hugo Chavez Frias entre dans la grande salle de l'hôtel Alba, ex-Hilton nationalisé il y a peu. Le Président, accompagné de quelques ministres, suivi de sa fille, entre dans la grande salle de conférences de l'hôtel et nous salue de la main pendant que nous l'applaudissons. Il s'assoit à une table comme celles que nous occupons, à notre niveau ; son protocole n'a pas jugé utile de la « surélever » et c'est tant mieux. Avec quelques centimètres de moins, le ton est donné, la rencontre sera simple, chaleureuse, directe, à l'image d'ailleurs de notre hôte. Sur la table, il étale quelques livres que les écrans qui couvrent les murs de la salle nous permettent de voir de près : un gros livre de Fidel Castro, quelques lettres, une traduction en espagnol du Manifeste, un ouvrage de l'historien Simon Rodriguez, ami de Simon Bolivar, le héros de l'indépendance du Venezuela. On peut même observer des paragraphes surlignés en rouge, des feuilles intercalaires pour retrouver des pages, etc. De toute évidence, le président Chavez a soigneusement préparé la séance. « Je vole du temps à mon sommeil pour lire un peu le matin », dit-il en organisant ses papiers. Sa fille pose sur la table une tasse de café et un verre d'eau, il lui caresse la joue. La rencontre durera près de 3 heures. Dans un premier temps, Chavez parle comme un « Président ». Il expose les grandes lignes de sa politique, retrace les étapes de son parcours depuis son coup d'Etat avorté de 1992 jusqu'à sa dernière réélection en 2006 en passant par son emprisonnement de deux jours en 2002 ; l'avenir occupe une grande partie de son discours, notamment les questions d'union régionale en Amérique du Sud (il ne dit pas Amérique latine considérant qu'elle est avant tout indienne), la crise financière actuelle et les perspectives du « nouveau socialisme du XXIe » auquel il entend impliquer fortement la révolution bolivarienne qu'il dirige. Après cette introduction qui aura duré près d'une heure et qu'il me sera difficile de résumer ici, il invite les participants à poser quelques questions. Celles-ci fusent de partout et on le voit prendre des notes sur des feuilles qu'il pose devant lui ; je remarque qu'il est gaucher. Le ton de ses réponses est maintenant différent, à la fois plus discursif et plus spontané. Il feuillette les pages de ses livres, lit des paragraphes entiers, s'interroge lui-même, parfois à demi-voix, sur telle et telle question et répond sans tricherie, souvent avec beaucoup d'humour. Parfois, un de ses assistants lui glisse quelques mots à l'oreille, qu'il répercute immédiatement au micro en riant : l'équipe de football du Venezuela vient de marquer un but contre celle du Guatemala ! Il souhaite que notre rencontre soit aussi passionnante que le match de foot. Quelques scènes méritent d'être relatées. Le passé de l'Amérique du Sud, le massacre des Indiens par les Espagnols, la période des dictatures militaires soutenues par les USA, l'actualité du réveil des peuples de ce continent occupent une place importante dans sa réflexion. Il cite parfois l'historien Simon Rodriguez et le père de l'Indépendance, Simon Bolivar, dont il a installé la stèle sur le site historique de Christophe Colomb, au grand dam des Espagnols, et revient souvent à Fidel Castro qu'il nous dit considérer comme son père spirituel. Ils sont en contact permanent et Chavez le visite souvent à Cuba où il est attendu avec impatience. Reçus dans son grand bureau, il nous décrit soigneusement la pièce : plusieurs écrans de TV retransmettent les nouvelles du monde, des journaux et des livres sont posés sur des tables, des téléphones nombreux sont alignés à portée de main. Les discussions durent quelques heures et se terminent par la fixation d'une prochaine rencontre. Quand ils ne se voient pas, ou ne communiquent pas, Fidel écrit de longues lettres à Chavez, elles peuvent atteindre 40 pages ! C'est mon père et mon ami, nous dira-t-il après avoir conclu l'épisode suivant : « Lors du coup d'Etat du 11 avril 2002, organisé par le leader de la droite Pedro Carmona avec le soutien de l'armée, j'ai été enfermé dans le palais présidentiel sans aucun moyen de communiquer avec l'extérieur. Un navire américain se trouvait dans l'océan, non loin de nos côtes et avait brouillé toutes les fréquences. C'est ma fille qui sauva la situation en téléphonant à Fidel pour le mettre au courant ; celui-ci organisa immédiatement une conférence internationale pour informer le monde du putsch qui venait d'avoir lieu. Il contribua, ce faisant, à affaiblir les putschistes que la mobilisation du peuple, maintenant informé, devait disperser le lendemain. » Cet épisode lui a appris l'importance de la communication et des médias dans l'action politique.Ceci lui servira lorsque son jeune ami, le président Evo Moralès, élu en 2006 comme premier président indien de la Bolivie, s'est trouvé confronté au même genre de difficultés avec la quasi sécession des provinces de l'Est. Chavez lui a, alors, fortement conseillé de maintenir un contact permanent avec lui. Devant moi, écoutant ses paroles, prenait forme la géopolitique de la région : l'éveil des Indiens, la révolte des classes populaires, l'affaiblissement des anciennes oligarchies de la terrible époque des dictatures – les pitiyankees comme on les nomme ici – en constituent le noyau central, le cœur du volcan. Les USA, fortement investis dans le démantèlement du Moyen-Orient, occupés militairement par leur occupation de l'Irak, ne peuvent s'y engager frontalement, mais leur vigilance reste active. « L'axe du mal » de la région est constitué par les trois pays (Cuba, Bolivie et Venezuela) réunis dans une coalition, « Le traité commercial des peuples », qui veut refonder la « CAN ou communauté anti-impérialiste des nations ». Autour d'elle, le deuxième cercle formé du Chili, de l'Equateur, de l'Argentine, du Brésil et du Nicaragua. L'objectif à moyen terme est de promouvoir une alternative à la ZLEA (zone de libre-échange des Amériques, ALCA en espagnol), qui restait limitée aux questions de marché. Ce projet continental se nomme « ALBA » ou « Alternative bolivarienne pour les Amériques ». Des coopérations plus étroites sont envisagées comme la constitution d'une banque régionale, des traités couvrant l'éducation, les médias et même le domaine militaire. En l'écoutant, je ne pouvais m'empêcher de penser à notre pauvre Monde arabe, ses déboires et ses tragédies, la Palestine, le Liban, l'Irak, mais aussi les projets régionaux avortés comme l'UMA (Union du Maghreb arabe), aujourd'hui en lambeaux, ou la Ligue des Etats arabes, réduite à une bureaucratie coûteuse et inutile. Nous étions pourtant, il y a une quarantaine d'années, bien placés pour réaliser des alliances régionales et des progrès économiques et sociaux à portée de main. A cette époque, c'était l'Amérique du Sud qui subissait de plein fouet les dictatures protégées par les USA ! Ce renversement des perspectives entre les deux continents est frappant et incite à la comparaison ; l'histoire, même mondialisée, est toujours inscrite dans la géographie. Retour à Chavez Sur la crise financière actuelle, il commence par une nouvelle des journaux : « La Bourse a rebondi aujourd'hui », mais, nous dit-il sur un ton amusé : « Un chat vivant rebondit en tombant, mais quand vous jetez un chat mort au fond d'un filet, il rebondit aussi, mais c'est toujours un chat mort. A.E.K.Cela, Bush ne le sait pas et quand il annonce sur la pelouse de la Maison-Blanche qu'il va nationaliser telle et telle banque, soit 700 milliards de dollars, il ne sait pas ce qu'il dit. Quand j'avais nationalisé une banque, une seule de mon pays, on m'avait traité de communiste et voilà qu'il fait bien plus que moi ; je suis maintenant à sa droite ! Bravo, camarade Bush ! » « La plus grande crise est aujourd'hui celle des idées » et le voilà cherchant dans ses documents une lettre du « Che » datant de 1964, qu'il nous lit : « Le chaos nous poursuit ; nous sommes emportés par lui avec des idées qui s'entrechoquent et que nous essayons d'organiser. » Mais, ajoutera-t-il pensif, « il y a deux sortes de gens, ceux qui écrivent beaucoup ; pourtant, si on les laissait faire, ils dévoreraient tout le papier du monde ! Et il y a ceux qui se battent et se battent et se battent, et si on les laissait faire, ils dévoreraient tout l'acier du monde, ce serait la fin du monde. Il nous faut faire la synthèse entre le papier et l'acier, entre les mots et les armes. » Oui, j'étais bien en Amérique du Sud et je retrouvais dans ses tirades cette littérature qui m'avait tant ébloui dans ma jeunesse : Néruda, Marquez, Asturias… Elle habitait Chavez et donnait à ses espoirs et sa lutte cette dimension proprement américaine où le réel se mélangeait au rêve, le ciel à la terre. J'étais en Amérique du Sud, chez les Indiens ! Et Chavez, un zombo, descendant de sangs mêlés d'Indiens et d'esclaves noirs, en était un représentant authentique. Et le voilà relisant cette fois-ci une lettre de Fidel : « Nous vivons avec un ‘'fantasmas'', mais il est dans la bouteille, il faut l'en sortir, car il réclame sa base matérielle en Amérique du Sud, c'est l'espérance socialiste. » « Fantasmas » a été traduit par fantôme, je lui préfère celui « d'esprit » ; en arabe, l'expression « rouh » serait plus appropriée. « C'est ce que j'essaye de faire aujourd'hui », ajoute Chavez, le « fantasmas est maintenant sorti, il faut l'empêcher d'être emporté par le vent, le ramener sur terre ; c'est à l'action politique de le faire. » Répondant à une collègue bolivienne sur la question de l'égalité homme-femme, il l'observa longuement, lui fit un baiser lointain de son doigt et lui dit : « Vous êtes tellement belle – elle l'était vraiment – , et j'ai honte de vous dire que j'étais machiste comme on peut l'être en Amérique. Mais je compris plus tard que je sortais du ventre de ma mère et que je serais incapable d'être mère. Toi comme ma mère, vous n'êtes pas mes égales, vous êtes mes supérieures. » De fait, sa politique dans ce domaine est exemplaire : en quelques années, il a fondé le principe de l'égalité dans la Constitution et les lois, mais pas uniquement ; par l'école, la santé, le travail, la participation à la décision politique, un processus ample et vigoureux d'égalisation par les conditions de vie a été lancé. La femme, la mère ; j'ai pensé instantanément à la mienne et par association instantanée à Camus ; mais lui avait échangé, au profit de sa mère, la liberté des Algériens ! Un autre moment fort de cette discussion a été déclenché par l'interpellation vive mais sincère d'un intellectuel russe venu de Moscou : « Les causes de l'effondrement de l'Union soviétique s'expliquent bien sûr par la puissance de l'adversaire », lui dit-il, mais aussi par la faiblesse du système politique qu'elle a elle-même façonné. Celui-ci, identifiant toute critique à une opposition et toute opposition à une trahison, à un crime, a peuplé les goulags que les applaudissements des foules soumises cachaient soigneusement. Drogué par ces applaudissements qu'il a lui-même organisés, il s'est assoupi pendant que l'adversaire travaillait à le détruire. Méfiez-vous des applaudissements Président Chavez ! Toute la salle s'était alors levée pour acclamer l'orateur. Dans sa réponse, Chavez reconnut que c'était là un problème politique complexe : la mise en mouvement du peuple, sa mobilisation nécessite dans un premier temps un leadership charismatique qui puisse l'entraîner ; dans un second temps, c'est dans sa propre force qu'il devra puiser l'énergie de sa mobilisation et cela dépendra énormément de son organisation. Je me suis attelé à construire un système de démocratie qui encadre étroitement la représentation parlementaire par la participation populaire et la centralisation de l'Etat par l'autonomie des communes. Je souscris entièrement à votre intervention. Le droit appartient à ceux qui lui donnent sa réalité. Une autre séquence, la dernière, conclura ce bref compte-rendu, tout à fait personnel, de la rencontre avec Chavez. Invité un jour par Fidel, il arrive chez lui à La Havane, avec un peu de retard. En passant la porte, Castro, qui l'attendait impatiemment, entendit ses pas de loin et s'écria en accentuant les points toniques : Chaâvezz ! Chaâvezz ! Venceremos ! Venceremos ! Chavez avait imité la voix grave de Fidel en répétant ces mots. La salle explosa en applaudissements.La rencontre prit fin sur ces mots. En sortant, il fut entouré par ceux qui étaient les plus proches pour des photos ; j'étais trop loin, comme toujours, et le vit passer par la porte, accompagné de sa fille. Je pensais, en moi-même : pourra-t-il tenir ? Et sinon, et sans lui, que deviendra le projet ? Saura-t-il, pourra-t-il être retenu sur terre, son « fantasmas » ?