La mémoire collective s'entretient grâce aux témoignages et aux commémorations des innombrables événements qui ont jalonné notre histoire. Chacun de nous, acteur ou témoin, doit apporter sa contribution afin que nul n'oublie. La bataille du désespoir est l'une des grandes batailles que les valeureux moudjahidine ont livrée à l'armée coloniale. Chaque année à la même période, des cérémonies sont organisées pour commémorer cette rude bataille livrée par une katiba de l'ALN commandée par le lieutenant Hidouche Amanezougaghène. Le récit qui va suivre est l'odyssée de ce détachement de l'ALN de la Wilaya III qui devait traverser la frontière algéro-tunisienne pour rejoindre la Kabylie d'où il était venu quelques mois auparavant. Les moudjahidine du détachement savaient que la traversée était périlleuses. En effet, depuis 1958, les deux barrages électrifiés aux frontières algéro-tunisienne et algéro-marocaine sont devenus un rempart très difficile à franchir, que ce soit des maquis vers l'extérieur ou vice versa. C'est au prix de dizaines, même de centaines de morts, électrocutés ou déchiquetés par les mines que les armes passaient. Ainsi, la frontière tunisienne est hautement protégée et surveillée et en plus des deux lignes électrifiées de 5000 volts, une piste de chars et de blindés longe la frontière de sorte que toute incursion est vite repérée et signalée. De part et d'autre de ces lignes, ce sont des milliers de mines antipersonnel disséminées, tel un champ de pommes de terre et qui explosaient dès qu'on y mettait le pied. Alors, ce sont des drames qui se déroulaient ; souvent, des corps de combattants de l'ALN sont carbonisés au moindre contact avec les fils électriques ou mutilés par l'explosion de ces engins de mort, disséminés un peu partout et savamment camouflés. Il fallait toute une technique, une tactique pour traverser la frontière. Pour la Wilaya III, ce sera essentiellement la frontière algéro-tunisienne qui constituait notre unique espoir et le lieu de passage pour l'approvisionnement en armes pour les maquis. Recevoir des armes, des munitions et du matériel de transmissions dont les maquis avaient un besoin urgent, est toujours une aubaine et même un rêve ; mais la traversée est devenue de plus en plus périlleuse. Il est vrai que des unités spéciales étaient formées avec un matériel et un système archaïque pour opérer la traversée. Il y eut des hommes de valeur, comme le commandant Bensalem, Slimane «l'assaut» et quelques autres qui avaient réussi des exploits. Mais que pouvaient-ils faire avec des moyens dérisoires face à un dispositif des plus perfectionnés. Dans les maquis, nous étions révoltés de ne pas voir arriver les armes tant promises entre les mains des combattants qui en avaient tant besoin ! Nous avions compris qu'il y avait quelque part des négligences, car les moyens techniques et électroniques sophistiqués pouvant pallier de telles difficultés n'étaient pas été utilisés. Il aurait suffi de faire appel à des spécialistes en la matière se trouvant au niveau des pays frères et amis pour neutraliser ce rempart réputé infranchissable. Il aurait suffi de payer le prix pour parvenir à neutraliser cette énergie qui transforme en charbon les pauvres djounoud l'espace de quelques secondes. Malheureusement, il n'en fut rien. On continuait à utiliser des méthodes archaïques, à savoir les cisailles, une paire de pinces reliées par un fil conducteur pour contourner le courant, creuser un trou sous les fils, etc. En fin de compte, cette frontière électrifiée sera presque hermétique. Elle devint redoutable et tous ceux qui s'apprêtaient à la franchir se préparaient à affronter la mort. D'ailleurs, ils portaient tous au cou des têtes de mort en signe de sacrifice, et ils furent 6000 à périr au cours de leur traversée.. Avec les événements qui se sont succédé après 1962, nous avons entendu autour de nous que l'imperméabilité de la frontière arrangeait peut-être certains… Les espoirs des combattants de l'intérieur et de leurs chefs s'estompèrent au fil du temps, surtout depuis le déclenchement des opérations Challe. De nombreuses promesses nous avaient été faites pour nous acheminer des armes, munitions et matériel qui faisaient cruellement défaut. Malheureusement, elles ne furent pas tenues. Au cours des années 1957 et 1958, nous avons assisté à l'arrivée de quelque 5 compagnies seulement en Wilaya III ; chaque djoundi portait deux armes et 500 cartouches. C'était le rêve qui devint réalité. C'était impressionnant de voir autant d'armes acheminées au prix de mille sacrifices. Elles provenaient pour la plupart des anciens stocks de la Deuxième Guerre mondiale. Il s'agit des mitrailleuses MG 42, des fusils mitrailleurs «Bren», des mortiers 60. Comme armes légères, il y avait des «303 anglais» des PM 42 allemands, des PM tchèques, des Berretta italiennes, etc. Toutes ces armes étaient d'origine européenne, malheureusement leurs munitions n'étaient pas conventionnées par l'OTAN. Alors, elles étaient nombreuses à finir leurs jours sous terre, faute de cartouches. Quelques fusils «303» subsistèrent, mais les porteurs n'avaient plus que 3 ou 4 cartouches, juste de quoi donner l'alerte. Pour taquiner leurs porteurs, certains plaisantins leur conseilleront de s'en servir comme une canne, dont ils auront grand besoin pendant les longues étapes ; et demander à un combattant de faire la guerre avec 4 cartouches, cela constituait une mauvaise plaisanterie. Pendant le franchissement entre la première et la deuxième ligne, plusieurs heures sont nécessaires pour être loin du danger. La distance a été calculée à bon escient par l'ennemi, de sorte que ceux qui franchissent la première ligne seraient rattrapés avant la deuxième. Il y avait même un maquis réputé du nom de Djebel Eddough et de Beni Salah entre les deux lignes. Malgré les énormes difficultés de passage, les infiltrations continueront grâce à des initiatives d'hommes courageux et déterminés. Les nombreuses unités stationnées le long de la frontière rêvaient toujours de repasser un jour cet obstacle pour retrouver leurs camarades, leurs frères, leurs chefs et leur peuple en terre algérienne. C'était là le vrai sens de leur combat et leur raison d'être. Bien sûr, il y en avait qui étaient heureux de se trouver à l'abri, loin des ratissages, des accrochages et des embuscades, de la faim, des privations... Certains voyaient là la raison d'un clivage et même d'une hostilité entre les uns et les autres. Toutes les nouvelles qui leur parvenaient de l'intérieur les incitaient à rentrer, car ils étaient attendus depuis longtemps. En effet, ils étaient partis avec la mission précise de ramener des armes, en plus des hommes et des cadres bien entraînés. C'est dans cet esprit que le lieutenant Hidouche se porta volontaire et qu'il obtint l'accord du colonel Mohamedi Saïd. Il fit ses préparatifs pour rejoindre la Wilaya III, à la tête de la compagnie d'acheminement, avec la mission de transporter du matériel des transmissions, des postes émetteurs-récepteurs «ANGRC 9» et des armes. Grâce à ce matériel, le colonel si Nasser voulait réaliser un vieux projet, celui de doter chaque PC de Zone et de Région d'un poste de transmission. Cette mission était très importante et le lieutenant Hidouche ne l'ignorait pas ; aussi, il éprouvait une certaine fierté dès qu'on lui remit l'ordre de mission. Il allait enfin montrer ses capacités, toutes ses capacités, sans se douter qu'un jour les historiens comme Pierre Montagon et Claude Paillat écriront sur lui pour montrer son courage et celui de ses hommes, leur esprit de sacrifice et leur combativité.. Le lieutenant Hidouche était un chevronné ; personnellement, je fis déjà sa connaissance à Aït Khelili en mars 1957 lors de la fameuse réunion du conseil de la Wilaya III rapportée dans un chapitre d'un ouvrage précédent intitulé La catastrophe évitée du 22 mars 1957 . Le colonel Si Nasser le connaissait déjà pour avoir été parmi ses premiers compagnons ; ils s'étaient connus tous les deux en 1955 en Grande Kabylie ; il l'encouragea dans cette mission, tout en lui prodiguant des conseils sur la conduite à tenir au cours de cette traversée. Hidouche Amanezougaghène prit le maquis avant le déclenchement de la guerre de Libération nationale puisqu'il avait déserté de la caserne Bizot de Blida où il effectuait son service militaire. Né le 11 avril 1932 à Ivazizen, douar Izarazène, commune d'Azzefoune, il fut, selon sa famille, appelé au service militaire à la caserne Bizot de Blida le 30 mai 1953 d'où il déserta une année plus tard. C'est ainsi qu'il entra dans la clandestinité quelque six mois avant le déclenchement de la guerre de Libération nationale, ce qui fait qu'il était au rendez-vous du 1er Novembre 1954 aux côtés de son oncle Saïd Iazourène dit «Vrirouche,» qui deviendra colonel de l'ALN. Depuis le début, il servit dans les unités combattantes, jusqu'à son départ en Tunisie. Très vite, il se fit distinguer et gravit les échelons pour atteindre le grade de chef militaire de la Zone III. Il était sur les traces de ses aînés, comme Krim Belkacem, Amirouche Ouamrane, Kaci Haddad et tant d'autres qui étaient parmi les premiers volontaires de la mort. Il était l'exemple même des officiers de l'ALN durant l'année 1958, façonnés par l'amour de la patrie et l'esprit de sacrifice. La journée du 22 juin 1959, il la passera à achever les derniers préparatifs pour affronter le premier barrage électrifié. Ce sera pour lui le jour le plus long. En souriant, il confia à Saïd Sekhriou, son compagnon qui se trouvait à ses côtés, que cette date lui rappelait un certain débarquement allié sur les côtes de Normandie 15 années plus tôt. Il ajouta qu'aujourd'hui ce sera son tour, avec ses hommes, de débarquer dans son pays, porteur d'un même espoir, d'une même mission que les troupes alliées qui devaient libérer la France de l'occupation allemande. Lui, Hidouche, a répondu à l'appel de l'Algérie pour rentrer avec ses hommes et rejoindre la Kabylie, au lieu de rester à l'abri des dangers et de tous les risques des maquis. La traversée fut préparée dans les moindres détails : les Bangalore, les cisailles coupantes, les gants de protection, les différentes pinces avec fils étaient prêtes. D'ailleurs, un groupe de «cisailleurs» les devançait avec lesquels il y avait deux adjudants de Condé Smendou (Azaba) de la Wilaya II. En vrai chef de guerre, il réunit ses hommes pour leur expliquer les conditions techniques de la traversée, les dangers et la portée de leur entrée en Wilaya III en ces termes : «Mes frères, le devoir nous appelle dans notre Wilaya. Lorsque nous sommes venus en Tunisie, nous avions pour mission de retourner avec des armes et du matériel destinés à nos frères dans les maquis. Cela fait déjà plusieurs mois depuis que nous sommes stationnés dans cette base de Zitoune. Donc, nous n'avons pas accompli la mission pour laquelle nous sommes venus.Aujourd'hui, notre conscience nous interpelle pour ne pas trahir nos frères, pour ne pas les abandonner. Ils ont besoin de nous et des armes que nous leur remettrons. Nos camarades, nos familles et notre peuple nous attendent et seront heureux de nous revoir. Je sais que vous êtes tous volontaires pour traverser la frontière avec tous les dangers qu'elle comporte. Vous n'ignorez pas que cette mission est périlleuse et qu'il va y avoir des morts. Je ne saurais vous dire combien, ni qui seront-ils ? Pour ceux d'entre nous qui tomberont, l'Algérie leur sera éternellement reconnaissante ! Je tiens à vous remercier pour votre confiance et d'avoir accepté de m'accompagner dans ce périple. Je salue votre courage pour avoir été volontaires de la mort, sachant que vous n'ignorez pas le sens de votre engagement dans cette galère. Nous partons cet après-midi pour rejoindre le barrage électrifié à la tombée de la nuit. Je compte sur votre discipline et votre courage pour accomplir la mission qui nous est confiée. Je prie Dieu de nous prêter assistance et de nous conduire jusqu'à destination.» Visiblement, les hommes de Hidouche avaient la mine grave. Ils étaient émus et même fiers du rôle qu'ils étaient appelés à jouer. En tout cas, ils comprirent tous le message de leur chef et que certains d'entre eux tomberaient en cours de route ; ils étaient unanimes à accepter ce sacrifice. Comme prévu, le détachement reçut son lot d'armes et de matériel. Il s'ébranla dans l'après-midi ; une unité de reconnaissance lui ouvrit la marche. Il rejoindra au bout de quelques heures la première ligne qu'il traversa sans problème. Il se dirigera vers le massif de l'Eddough pour prendre la direction de la plaine du «Chatt», à partir du nord-est de Bouhadjar. Marcher dans le noir à travers les plaines de la Seybouse n'était pas chose aisée, surtout que tous les éléments étaient de la Kabylie et ne connaissaient donc pas la région ; même le guide avait perdu ses repères et semblait s'égarer. Ils avaient décidé de traverser par l'embouchure de la Seybouse, et ce n'était pas facile ; plusieurs éléments ne savaient même pas nager, car à cet endroit les eaux étaient profondes. Il avait fallu quelques exploits, avec cordes et pneumatiques pour la traversée. Le détachement devait, dans cette nouvelle étape, traverser «l'oued Semar». Les eaux étaient également profondes ; Hidouche fit appel au combattant Amar Benaï pour traverser l'oued à la nage, muni d'une corde, en guise d'éclaireur. Celui-ci exprima ses craintes, car des soldats pouvaient se trouver sur l'autre berge. Hidouche lui intima l'ordre de s'exécuter. Benaï obtempéra, mais il fut reçu par des rafales d'armes automatiques. Bon nageur, il fera demi-tour. La traversée était impossible. Un agent de liaison les emmena sous un pont et ils traversèrent avec de nombreuses difficultés juste à proximité de deux postes de garde ; ensuite, les combattants se faufilèrent à travers les vergers, entre plusieurs postes installés un peu partout. Ils se camouflèrent tant bien que mal pendant toute la journée, sans incident, jusqu'à la tombée de la nuit. Il fallait donc se remettre en route pour quitter cette zone hostile. Coup de théâtre : l'agent de liaison avait subitement disparu pour des raisons inconnues ; c'était la panique, car personne n'était capable de guider le détachement. Les djounoud n'avaient même pas le sens d'orientation et ne savaient pas repérer l'objectif de leur destination. Ils s'efforçaient quand même d'avancer, mais sans trop de succès et sans vraiment savoir où ils se trouvaient, ni où ils allaient. Des rafales, suivies d'explosions retentirent dès 6 heures du matin. C'était un mauvais présage. Pour le «jour le plus long», commencer un accrochage à cette heure matinale ne présageait rien de bon, d'autant plus que le relief était constitué de vergers et de vignobles. La journée s'annonça très dure, d'autant plus que personne ne connaissait la région. Les hommes étaient obligés d'évoluer dans l'inconnu pour échapper à l'étau et s'éloigner de l'endroit où l'ennemi les a repérés. Les lumières toutes proches montraient qu'ils étaient aux abords de l'aéroport «Les Salines» de Bône. C'était la catastrophe ! L'unité de reconnaissance de la base de l'Est avait déjà rebroussé chemin, laissant ainsi le sort de la compagnie entre les mains d'un agent de liaison qui avait disparu. Le lieutenant Hidouche connaît bien les histoires d'agents de liaison qu'il en a répertorié quelques-unes, leurs subterfuges dès qu'ils sont en présence d'un danger : fuite, prétextes de la maladie, désertion, etc. Il est vrai qu'en cas de danger, les embuscades par exemple, ce sont les premiers à subir les conséquences. Etre éclaireur, voltigeur ou agent de liaison était très dangereux. C'est lui qui reçoit les premiers coups de feu. Dans un ratissage ou un accrochage, chacun essayera de «se coller» à lui parce qu'il connaît tous les chemins et les secrets de la région ; ce qui était rassurant, c'est que les deux adjudants de Smendou étaient avec eux. Après quelques heures de marche, les limites de l'aéroport n'étaient pas loin et au petit jour Hidouche se rendit compte que son détachement était aux portes de la ville de Bône (Annaba). Heureusement qu'il y a des vergers et des vignobles qui peuvent servir d'un camouflage où les djounoud prendraient position. Ce n'était pas grand-chose, mais c'était mieux que rien. L'essentiel était de se planquer pour la journée. Le lieutenant Hidouche était sceptique ; cette erreur d'orientation, et il le savait, allait leur être fatale. Il apprit qu'ils se trouvaient dans un endroit appelé «Allilah», non loin de Sidi Salem, un quartier de la banlieue de Bône. Au grand jour, les djounoud ont remarqué des signes suspects des gardiens du vignoble. Finalement, ce sont eux qui se précipitèrent chez les militaires pour les dénoncer. Aussitôt, un mouvement fébrile s'empara des militaires ; des renforts arrivaient de toutes les directions. Hidouche comprit qu'ils étaient tombés dans un traquenard et qu'ils n'avaient pas grande chance de s'en sortir vivants, lui et ses hommes. Avec pareil relief et la proximité de la ville de Bône, les djounoud prirent conscience de leur situation catastrophique et que désormais leur sort était joué. Les chars, l'artillerie et l'aviation seront au rendez-vous et auront malheureusement le dernier mot. C'était le 24 juin 1959, une journée qui sera peut-être fatale pour Hidouche et ses hommes. L'ennemi, apprenant que le détachement s'était échoué sur les berges de l'oued, conclut qu'il venait de Tunisie et par conséquent armé jusqu'aux dents. Il était conscient des difficultés qu'il aurait à l'éliminer. Il est vrai que les combattants de l'ALN avec des armes de guerre et des munitions à volonté n'étaient pas faciles à déloger. Dans pareil cas, l'artillerie lourde et l'aviation entrent dans la bataille. C'est précisément ce qu'appréhendaient les moudjahidine. Un combat loyal entre fantassins ne leur faisait nullement peur, même lorsqu'il s'agit d'unités d'élite, comme les paras ou les légionnaires. Ils avaient déjà eu l'occasion de ces combats et avec des fusils de chasse ! Aujourd'hui, qu'ils ont tous des armes de guerre, c'est autre chose. A égalité des armes avec l'ennemi, les hommes avaient quelque chose d'exclusif, c'est la foi dans leur combat et la volonté de mourir pour l'Algérie. C'est une arme redoutable que ne possédaient pas les soldats français. Malgré tout, ils étaient convaincus que le combat serait inégal et il l'a toujours été d'ailleurs. Face à une compagnie portant des armes légères, l'ennemi déploiera des bataillons d'élites, en plus de l'artillerie, des chars et de l'aviation. C'est de bonne guerre. Pour écraser l'autre, l'adversaire utilisera tous les moyens et sans aucun scrupule. Cette règle était valable des deux côtés. Mais dans la guerre, s'il n'y a pas de sentiments, il y a le sens de l'honneur, de la loyauté. Devant une telle situation, Hidouche s'entretiendra rapidement avec ses chefs de groupe pour décider de la stratégie à adopter : l'oued Seybouse sera aussi un obstacle majeur pour pouvoir faire marche arrière. Il fallait livrer bataille. «Aujourd'hui, Dieu reconnaîtra les siens», fut sa conclusion. L'artillerie se mit en branle. Les obus pleuvaient par dizaines. Les explosions se succédèrent pendant près de deux heures. ça et là, on entendait des cris de douleur. L'infirmier n'arrivait pas à faire face aux blessés et avec des moyens rudimentaires. Impuissants, les hommes se plaquaient à même le sol et subissaient les bombardements. Ils auraient préféré de loin l'affrontement direct avec les soldats. Avec la chaleur de cette journée de fin juin, ce sera véritablement l'apocalypse. Subitement, les canons arrêteront leurs tirs, à la satisfaction des combattants. Malheureusement, ce sera pour une courte durée, car des avions se pointaient déjà à l'horizon pour larguer leurs bombes au napalm. Puis, ils mitrailleront un peu partout. Ce fut à nouveau le silence. Le djoundi Benaï Amar fut englouti par un tonneau de napalm et s'embrasa aussitôt. Il se rua par terre et parviendra, tant bien que mal, à éteindre le feu sur lui. La douleur l'envahit, mais il continuait à avancer malgré tout. Un djoundi signala le déploiement des centaines de soldats. Les hommes sont soulagés ; ils allaient enfin livrer bataille ! Ce sera alors un combat loyal, malgré les moyens énormes mis en œuvre par l'ennemi. Vers 10 heures, la bataille faisait rage. Déjà, les moudjahidine étaient éprouvés par les bombardements de l'artillerie et de l'aviation. Il y avait plusieurs morts et blessés. Même dans cet état, ils firent honneur à leurs armes, ils firent honneur à l'ALN ! L'ennemi était plus fort et plus nombreux, appuyé comme d'habitude par les engins blindés, l'aviation et l'artillerie. Les moudjahidine étaient encerclés de partout et se retrouvaient acculés dans les vergers. Le matériel de transmission ne parviendra jamais à destination. Il fut englouti dans les eaux de la Seybouse. Les combats continuaient sans cesse à faire rage. Les hommes de Hidouche se battirent comme des lions. Ils avaient décidé de tenir jusqu'au bout, briser leurs armes après la dernière cartouche et montrer que le peuple peut faire confiance à son armée. Ils avaient forcé l'admiration de l'ennemi Benaï Amar raconta qu'il avançait, comme pour calmer ses souffrances et fuir l'endroit maudit. Il vit les premiers parachutistes et fit feu. Dans son état, il se fraya un passage entre eux et traversera l'encerclement. Au bout de quelques mètres, il se trouva nez à nez avec un… char. Epuisé par les brûlures, la fatigue, la faim, il ne pouvait plus rien. Il fut empoigné par quelques soldats, avant même de réaliser ce qui se passait. Là commença pour lui un autre calvaire, celui des interrogatoires, de la torture pour lui arracher les précieux renseignements. Quelques petits groupes tentèrent de s'échapper de l'encerclement et prirent la direction de Bouhadjar, à Bouzaroura ; ils furent vite rattrapés et tués. La bataille fut tellement rude qu'elle se solda par une hécatombe des deux côtés. Pour les moudjahidine, ce sera la «bataille du désespoir» : tuer le maximum d'ennemis, tirer toutes ses cartouches et ne pas se faire prendre. C'est ainsi que finissent les braves. Plus de 53 combattants, dont le lieutenant Hidouche furent tués. Six djounoud furent blessés grièvement et capturés. Il n'y eut aucun rescapé du détachement Hidouche, en dehors de ces prisonniers qui étaient d'ailleurs grièvement blessés. Quelqu'un a rapporté qu'un de ces hommes aurait eu la vie sauve grâce à un conducteur de tracteur qui l'avait enfoui dans un sillon qu'il avait creusé en labourant. Est-ce vrai ? «Les hommes du lieutenant Hidouche viendront mourir aux portes de Bône à la manière des desperados», écrivait Pierre Montagnon dans son livre L'affaire Si Salah. Pour nous, c'était un hommage qu'il leur rendit. Ils sont morts en héros. Les prisonniers étaient rares et ils étaient soit blessés à l'artillerie et à l'aviation, soit brûlés au napalm. Dans d'autres pays, une telle bataille se solderait surtout par des prisonniers, comme ce fut en toute modestie le cas de Dien Bien Phu, où des dizaines de milliers de soldats français furent faits prisonniers avec leurs officiers et même leurs généraux. Les traditions de l'ALN sont autre chose. Un combattant qui est fait prisonnier sans blessures est conscient du fait qu'il a trahi la cause de son pays, à moins qu'il fusse inconscient du fait d'un gaz asphyxiant, d'un gaz lacrymogène, etc. D'ailleurs, c'est pour cela qu'il est toujours conseillé de garder une cartouche dans sa poche qui lui était destinée afin de lui éviter le déshonneur et les humiliations de la captivité. Dans la région, cette bataille de combattants de la Kabylie aux portes même de Bône fit vite le tour de la contrée et nous parvînt jusqu'en Wilaya III. Le lieutenant Hidouche et ses hommes furent un exemple de courage, de bravoure et de sacrifice. Une stèle fut érigée à leur mémoire afin de perpétuer leurs souvenirs, les souvenirs de tant de sacrifices, de tant de souffrances. Les jeunes générations se rendront-elles compte un jour de leur immense sacrifice ? Nous l'espérons de tout cœur afin que le souvenir de tous ces héros se perpétue d'une génération à une autre et qu'elles gardent toujours l'Algérie dans leur cœur pour veiller à son unité et au bonheur de son peuple. Par Djoudi Attoumi Ancien officier de l'ALN, écrivain (A suivre)