On est devenus des harkis en une journée.» Rachid Haroun parle avec amertume de son frère, Mohamed, impliqué dans ce qui a été appelé l'affaire des «poseurs de bombes». Lui et son frère aîné, né le 13 avril 1949 à Tifrit, village d'Akbou (Béjaïa), sont fils du sergent Tahar, mort en 1958 et dont le corps n'a jamais été retrouvé. Il sera scolarisé dans une pépinière des fils de chouhada à Bir Lahreche, à El Eulma (Sétif) en 1963. «On s'est retrouvés, un lundi, jour de marché, sur la place d'Akbou. Quelqu'un a demandé qui voulait se joindre au groupe. Mon frère m'a pris par la main et on s'est retrouvés, lui 14 ans et moi 8 ans, dans un fourgon, destination Navarin, actuellement Bir Lahreche, dans la région d'El Eulma (Sétif)», se rappelle le frère, actuellement retraité de l'éducation à Ighzer Amokrane. Mohamed, très brillant, a fini par quitter l'école où il avait eu maille à partir avec le directeur et un autre fils de chahid. Enfant très éveillé, il reviendra en 1967 dans son village et intégrera le CNET de Sidi Aïch pour en ressortir avec un CAP d ́ajusteur avant de rejoindre le lycée technique de Dellys. «Vu les conditions très difficiles, il est devenu maître d'internat dans un CEM de cette ville. En 1972, il rejoint la faculté d ́Alger où il suivit des études de physique. Là aussi pour subvenir à ses besoins il sera maître d'internat au lycée Emir Abdelkader, à Bab El Oued. En 1974, il partira en France pour les vacances. Il y restera 20 jours et rencontrera des membres de l'Académie berbère, comme Hanouz, et s'entretiendra même avec le chanteur Slimane Azem», signale Rachid, qui est resté scolarisé jusqu'au 1969 à Ziad Bachir de Sétif, avant de rejoindre son frère à Boumerdès. Après son court séjour en France, en 1974, Haroun, qui a participé avec d'autres activistes à la création des revues Itij (Le Soleil) et Taftilt (Eclat lumineux) et à la mise sur pied de «l'Organisation des forces berbères (OFB)», reviendra à Alger, où une villa, précise son frère, a été mise à sa disposition pour mener ses calculs en astronomie à Bouzaréah. «Il y reste deux nuits par semaine, recevant pour ses recherches un salaire de 1500 DA. Il devait soutenir en 1976 et voulait renouveler son passeport pour partir aux Etats-Unis poursuivre ses études», signale-t-il. Son engagement en a décidé autrement. «Le temps de chanter» Accusé avec ses camarades dans l'affaire des poseurs de bombes, celui qui s'est donné un nom, Masin U Harun est arrêté le 5 janvier 1976 en plein cours à la fac centrale, avant d'être transféré à la prison de Berrouaghia.
Torturé, il sera présenté devant la Cour de Sûreté de l'Etat de Médéa le 2 mars 1976, où il écope de la réclusion à perpétuité. Il sera transféré à la prison de Lambèse de Batna. «Le groupe, composé de Smaïl Medjeber, qui avait deux passeports et une activité entre la France et l'Algérie, Kaci Lounès et un vieux Français, a été arrêté avant mon frère, accusé d'avoir déposé une bombe au tribunal militaire de Constantine. A cette date, j'étais au lycée Chafaï Ahmed de Bordj Menaïel. La sécurité militaire a cherché après moi le 9 ou 10 janvier. Elle a pu avoir mon adresse parce que j'ai envoyé une lettre de l'Académie berbère à notre village de Tifrit chez un tailleur. Je me rappelle du texte, surtout le dernier passage où il est dit à mon frère "le temps de danser est terminé, c'est le temps de chanter", détaille-t-il. Au lycée, où il préparait son baccalauréat, les autres élèves avaient appris la nouvelle de l'arrestation à la télévision du foyer. J'ai découvert l'affaire en lisant sur les murs de l'établissement des appels écrits en vert et rouge : «Libérez Mohamed Haroun». "Les élèves le connaissaient et l'estimaient puisqu'il lui arrivait de faire des conférences sur l'identité amazighe", relève-t-il. Le lycéen découvre sur les journaux de l'époque les insultes pour ces fils de chahid. «On est devenus des harkis en une journée. Alors qu'on n'a même pas la sépulture de notre père», s'offusque-t-il. La mère du détenu berbériste a reçu l'information comme un drame. «Elle allait se jeter sous le train», raconte-t-il la voix tremblante. Bessaï Zahoua, mourra finalement dans un accident de voiture en voulant rendre visite à son fils le 21 octobre 1976, à l'entrée de Cherfa (Bouira). A Ath Amar Ouzeggane, dans la région d'Aghram, douar Chellata. La famille Haroun était rejetée après l'aventure du fils. «Le seul qui n'a pas eu peur» «Mon oncle Arezki se chargeait seul d'aller rendre visite à Mohamed. On pouvait le voir deux fois par semaine. J'y suis allé à plusieurs reprises. Il me posait des questions sur le mouvement des imazighen. Moi je ne voulais pas le décourager en lui disant qu'ils l'ont trahi. Des proches ont craché sur le journal quand ils ont vu sa photo. Le seul qui lui rendait visite est mon défunt oncle. Il lui donnait 30 DA. Mohamed a fini par exiger de lui de ne plus lui laisser cette somme», se rappelle-t-il. Mohamed, scientifique brillant, utilisait des procédés originaux pour envoyer ses lettres qu'il adressait à ses proches et à l'ONG Amnesty international (AI), signale Rachid. «Il utilisait de l'extrait de citron pour faire passer ses messages. Au directeur qui l'a convoqué après la découverte du procédé, il dira que c'est lui-même qui a donné son autorisation. Il sera mis au cachot pendant 3 mois, en plein hiver», signale-t-il. A la prison, il faisait ses recherches en linguistique, il a même traduit le Coran en tamazight. Maintenu en résidence surveillée à sa sortie de prison en 1987, la sécurité militaire est venue le récupérer dans un champ de son village. Après la levée de la mesure de surveillance, il poursuivra son militantisme en fondant l'Association des enfants de chouhada, dont il a assuré la présidence. «Il est resté 9 ans sans emploi. Le pouvoir de Chadli l'a condamné à 20 ans, et l'a grâcié en 1987. Le destin a voulu qu'il vive seulement cette durée depuis son incarcération en 1976», précise son frère. Marié le 6 août 1992, Masin U Harun ne verra pas ses enfants grandir. Il mourra d'un cancer du cerveau le 22 mai 1995. «Il a beaucoup souffert de la torture, de la maltraitance et de tous ces produits qu'on lui injectait. Il était abandonné par ses proches et ses camarades. Mohamed était un dur. Il était intraitable. Il m'a dit un jour qu'il n'a pas regretté ce qu'on lui a reproché», se rappelle Rachid, qui s'est remémoré les propos de son ami Kaci Lounès, incarcéré lui aussi à la même période, et qui disait qu'il «était le seul à n'avoir pas eu peur».