La semaine dernière, l'effondrement d'un balcon a provoqué la mort d'un quadragénaire, ce qui a suscité de nombreuses réactions concernant l'état de l'urbanisme en Algérie. – Comment évaluez-vous la situation de l'urbanisme en Algérie ? L'épisode dramatique auquel vous faite référence est symptomatique de «l'Idée» que les décideurs se font de l'urbanisme, c'est-à-dire limitée à la production de foncier urbanisable pour les constructions neuves, alors que la prise en charge des tissus urbains existants est une question centrale de l'urbanisme, notamment dans le cadre la vision actuelle de ville durable. La pratique de l'urbanisme en Algérie, ce que vous appelez «situation de l'urbanisme», est quasiment orientée vers les tissus nouveaux. Le tissu ancien comme les tissus historiques restent les parents pauvres de l'urbanisme algérien contemporain. Les concepts de renouvellement urbain, de ville sur la ville et d'urbanisme durable ne sont pas assimilés dans les modèles urbanistiques algériens. En Algérie, lorsqu'on aborde la question des tissus urbains anciens ou des constructions existantes, la question est vite abordée sous l'angle très restrictif de la réhabilitation. La réhabilitation étant l'action la plus légère pour ne pas dire superficielle dans le panel d'actions réglementaires sur les tissus urbains existants, à savoir : la rénovation et la restructuration. Ces opérations ont pourtant été réglementées en 1983 (et actualisées en 2011), c'est-à-dire avant la loi sur l'urbanisme (la fameuse loi 90-29). – Selon vous, quelles seraient les raisons de la situation actuelle ? L'urbanisation en Algérie est «trustée» par la production du logement public, cette situation qui perdure depuis les années 1970 a fortement focalisé la fonction de l'urbanisme sur la production de foncier pour la réalisation de logements et ne laisse que très peu de place aux autres problématiques d'urbanisme, dont la prise en charge des tissus anciens qui paraissent alors comme un superflu, ou pire, un luxe inapproprié. Par ailleurs, «les expériences» menées dans ce cadre n'ont pas toujours été concluantes depuis le projet du Hamma à la fin des années 1980 au fiasco de Constantine 2015, en passant par l'opération du millénaire d'Alger en 1999, Oran, Tlemcen, Skikda, etc. Presque 30 ans de résultats très mitigés ; je ne veux pas parler d'échecs qui ont laissé des séquelles autant dans l'opinion publique que chez les décideurs. Ce qui rend désormais cette question «budgétivore» assez difficilement acceptable. Du moins dans les formes avec lesquelles elles ont été entreprises. – A qui la faute dans une telle situation ? A mon sens, la cause d'une telle situation reviendrait plusieurs facteurs, je n'en citerai que trois : 1- le caractère pompeux ponctuel et surtout budgétivore des opérations de prise en charge des tissus anciens. 2- Un déficit en savoir-faire et l'absence d'un cadre de gestion. 3- La non-implication du citoyen et la démission des bénéficiaires. En effet, l'essentiel de ces opérations a été mené sur des sites de prestige (centre-ville, façades urbaines...) généralement dans le cadre d'opérations de prestige ou à l'occasion d'événements et qui revêtent souvent le caractère de simples opérations d'embellissement, et ce, pour des montants parfois scandaleusement exagérés (comme cela fut le cas à Constantine 2015). Ce qui fait que ces opérations n'ont jamais été inscrites dans le cadre d'un programme de gestion urbaine, mais sont toutes restées des opérations ponctuelles. La principale faille, à mon sens, reste le faible niveau de compétence en matière de prise en charge de ce type d'opération, aussi bien en matière de management qu'en matière de réalisation. Sur le terrain, cette défaillance est criante, les opérations sont menées selon les procédures et les modes opératoires de travaux neufs, depuis le lancement, l'étude jusqu'aux marchés. Le moindre petit aléa devient un problème insurmontable... Bien entendu, l'intervention sur les tissus existants nécessite un savoir-faire, lequel est quasiment absent dans nos entreprises. A ma connaissance, il n'existe qu'un centre de formation (à Tlemcen) qui propose des formations dans cette spécialité. L'immense parc immobilier actuel et à venir nécessite l'acquisition de ce savoir-faire et c'est une question urgente. Pour rappel, à Constantine notamment, il a été fait appel à des étrangers payés en devises pour les résultats que l'on sait. De plus, il y a la défaillance du dispositif de gestion des opérations d'intervention sur les tissus existants qui permettent de pérenniser ces actions. Il n'est pas inutile de rappeler que les OPGI ont démontré leurs limites dans la gestion du patrimoine immobilier, dont l'essentiel des ressources humaines est absorbé par la réalisation de logements sociaux. Et en l'absence d'un suivi et d'un entretien régulier et permanent, même les quelques opérations réussies sont en train de dépérir faute de maintenance. Les OPGI souffrent de l'incivilité des occupants (locataires ou propriétaires) depuis le refus de s'acquitter des charges, jusqu'aux dégradations et de l'absence d'un outil juridique d'intervention efficace et spécifique. A titre d'exemple, pour recouvrer ses créances locatives, l'OPGI ne dispose que des moyens ordinaires du droit civil. Or, que peut faire le justice lorsque tous les habitants d'une ville refusent d'honorer le loyer (je pense à la ville nouvelle Ali Mendjeli). Parce que si Sonelgaz a la faculté de couper l'électricité ou le gaz aux mauvais payeurs même s'ils sont des centaines de milliers, l'OPGI n'a aucun moyen. La conduite du citoyen n'est donc pas exempte de tout reproche, l'implication du citoyen est un facteur essentiel dans la préservation du cadre bâti et des tissus anciens. Or, les constructions collectives en Algérie souffrent du désintérêt total pour les parties communes et le non-respect des règles de copropriété. Là aussi les textes juridiques existent depuis 1983... mais le citoyen reste indifférent à la question. Le drame de la rue Tripoli est un bon sujet pour mettre les gens devant leurs responsabilités. Tous les copropriétaires de l'immeuble et l'OPGI doivent répondre «d'homicide involontaire». Un homme est mort, pas à cause de la fatalité mais parce que personne n'a entretenu un immeuble. – Pensez-vous qu'il a y a suffisamment de lois qui encadrent ce secteur ? Comme d'habitude en Algérie, ce n'est pas le texte juridique qui fait défaut mais son application et surtout la volonté de sa mise en œuvre. Il y a un désintéressement total de la part des autorités publiques pour la question. Sinon, comment expliquer que les textes existent et aucune action ne soit menée ? Certes, ils sont incomplets et même difficiles à mettre en œuvre, notamment le dernier décret en date, le décret exécutif n°16-55 du 1er février 2016 fixant les conditions et modalités d'intervention sur les tissus urbains anciens. Un texte attendu presque 5 ans depuis 2011 et la promulgation de la loi 11-04 du 17 février 2011 fixant les règles régissant l'activité de promotion immobilière, et qui en définitive s'avère impossible à mettre en œuvre à cause d'une procédure trop lourde, fortement centralisée et qui nécessite la promulgation d'autres textes réglementaires ; on attendra donc encore quelques années... Il en est de même pour les textes relatifs à la copropriété. Le décret de 1983 (décret n°83-666) a été complété en 1994 par des procédures des plus lourdes et sans réelle efficacité parce qu'elles nécessitent un engagement très fort des citoyens ; le législateur a fait plus dans la bureaucratie que dans la simplicité, avec le résultat que l'on connaît. Je me permets sur ce point d'insister sur le fait que la copropriété est fondée sur les rapports de «bon voisinage» ; or, saisir la justice pour «obliger» ses propres voisins même à raison n'est pas compatible avec les règles de bon voisinage. Par ailleurs, les dispositions du décret de 1994 (décret exécutif 94-59) posent un problème juridique particulier. En effet, l'ancrage de ce texte réglementaire est un texte législatif abrogé explicitement. Le cadre juridique de l'implication du citoyen doit être totalement repensé, y compris les nouvelles opérations de promotions immobilières privées. Le décret exécutif 14-99 ne me semble pas efficient. Enfin, il y a lieu de rappeler que la prise en charge des tissus anciens bénéficie d'un financement spécifique par le biais de taxes spéciales instituées depuis plus de 20 ans. Un argent prélevé notamment dans le cadre de la taxe d'habitation, mais qui n'est pas toujours dépensé... – Que proposez-vous comme solutions pour améliorer la situation ? L'urbanisme doit intégrer la prise en charge des tissus anciens autant que la production de foncier urbanisable, car l'organisme urbain est un tout, il ne vit pas que de ces nouveaux appendices. La vision d'une ville toute neuve est incompatible avec la réalité et incompatible avec les impératifs actuels de développement fondés sur la gestion raisonnée des ressources dont la ressource foncière. En plus, ce qui est neuf aujourd'hui, est l'ancien de demain et du surlendemain. Bien gérer les tissus urbains existants n'est pas simplement une question de bon sens mais un impératif. On ne peut imaginer des villes qui tombent continuellement en ruine avec des logements neufs en périphérie. Les solutions ne sont pas simples à mettre en œuvre en l'absence d'une volonté politique et notamment une volonté politique locale. Je ne crois pas au tout juridique pas plus qu'au tout public, surtout central. Ceci dit, un cadre juridique nouveau doit être repensé et adapté au contexte algérien sur la base des expériences réalisées. L'implication du pouvoir local doit être plus concrète et celle du citoyen aussi. Dans cette optique, les pratiques participatives doivent être intégrées au mode de gestion actuel. Je pense à des contrats multiformes entre les collectivités locales et des structures citoyennes, contrats garantis par l'Etat dans le cadre d'une démarche globale et concertée, qui permettent d'intervenir sur les tissus existants à plusieurs échelles (de l'immeuble à l'îlot de quartier) de façon à bien cerner les responsabilités et de garantir la pérennité des actions. Le citoyen est le bénéficiaire de l'urbanisme. La loi crée des interdits alors que le contrat crée des obligations. Les contrats programme seraient une alternative à la gestion hyper centralisée de la cité.