L 'écrivain arabophone, Mohammed Djafar, nous affuble ici d'un beau recueil de nouvelles, intitulé, à juste titre d'ailleurs, Innovation de la douleur, paru en 2017 aux Editions El Ikhtilef, Alger/ Dhifaf, Liban. Tout au long des dix nouvelles composant l'oeuvre exquise, l'auteur puise tout son talent littéraire pour décrypter les détours de la souffrance humaine, qui s'apparentent dans maintes situations, à bien s'y méprendre, beaucoup plus à de l'auto-flagellation que du souffre-douleur. Mais par quelles circonvolutions l'homme arrive-t-il à accentuer sa propre douleur plus qu'il en faudrait ? Je me limiterais à détecter entre les lignes de chaque nouvelle comment l'homme, dans tous ses états psychiques, oedipiens et freudiens, «innove et s'inocule» sa propre mortification. Le dénominateur commun de la vie quotidienne est la douleur à petites gorgées, puis la surdose comme aboutissement final d'hallucinations. Le style d'écriture du poète Mohammed Djafar est dénudé de toutes phrases rébarbatives, se contentant de bien choisir son vocabulaire, percutant et épatant au passage. Ci-bas un synopsis pour chaque morceau de sa narration, avec un verbe limeur et enchanteur : 1. LE DOUTE Tout débute quand la femme trifouille dans les vêtements de son mari, avant de fourrer le linge dans la machine à laver. Elle découvre dans la poche arrière de son jeans un bout de papier soigneusement plié, avec un numéro de téléphone portable inscrit dessus, sans nom. Inéluctablement, elle pense à une quelconque femme. Le doute prend racine et la préoccupe, la hante même. Elle se perd en envisageant plusieurs hypothèses, l'une rajoutant sur l'autre une chape de souffrance sur ses pensées. «En amour, qui doute accuse», tranchait Alexandre Dumas. Elle suppute : «numéro d'une amante ou celui d'une collègue de travail ?» L'incertitude l'accable, la paralyse presque. Oserait-elle affronter son mari ? L'obsession la démantibule. Elle se sent fragilisée, suffoque même.
La solitude la consume à petit feu, brindilles de doute qui crépitent dans son foyer. Au fond de l'abysse de la psyché, elle s'enlise davantage. Soudain, ses enfants scolarisés frappent à la porte, elle sèche ses larmes, chasse ses incertitudes et ouvre ses bras à ses mioches... 2. LE BARRAGE Deux ans après l'assassinat du président algérien Mohamed Boudiaf, un homme débarque à l'aéroport d'Alger, mettant fin à trente ans d'exil. Personne ne s'est soucié de son retour, son nom n'étant pas fiché par la police. Et lui, qui croyait le contraire, souffrait même de cette hantise. Il s'imaginait pourchassé, guetté et attendu de pied ferme pour le jeter au cachot, quoi-qu'innocent. La pluie bruine quand un taxi le dépose tout près d'un barrage militaire, quelques minutes après un accrochage. Durant trois décennies, il sassait sa cervelle pour justifier sa fugue depuis l'ère Ben Bella, et maintenant se voyant contraint de justifier plutôt le pourquoi de son come-back au bercail ! 3. LA «QUESTION» C'est l'histoire d'un romancier arabophone qui veut écrire une oeuvre à même de rafler un prix littéraire arabe prestigieux, bien rémunéré de surcroît. Il voit l'éventuelle consécration comme la seule façon pour s'attirer les feux de la rampe et entrer au panthéon des grands écrivains de son ère. Faudrait-il qu'il se débarrasse de ses inquiétudes qui plombent sa plume prometteuse ? Il partage avec son épouse un logis vétuste. Il mise sur l'encouragement de sa femme, dubitative au départ. D'où l'idée, lui suggère-t-elle, d'aborder la sempiternelle «question palestinienne», qui semblerait le meilleur appât de l'heure, si l'auteur veille à devenir un grand écrivain, se la coulant douce. 4. L'AVEUGLE CLAIRVOYANT Un homme et une femme, ayant étudié ensemble à l'université, virent leur idylle s'estomper après que chacun eut pris le chemin de son bourg natal. L'un promit à l'autre de rester fidèle. Le jeune homme effectua son service national et perdit de vue sa bien-aimée. Trois ans s'écoulèrent, silence radio. Puis, conviés à une fête, les deux se retrouvent dans un même espace festif. L'homme la repère aux côtés d'un autre homme. Le doute l'envahit et ses prémonitions resurgissent. Il en souffre, lui qui était resté loyal à son amour. A sa grande douleur, la femme semble l'ignorer, ce qui le mortifie encore plus. Pourquoi s'affliger autant de souffrances gratuites ? Que c'était inapproprié de tenir un amour aveugle et volatile, anéanti par trois ans de séparation ! 5. AMBIGUITE La scène se passe à proximité du marché couvert, au coeur de Mostaganem. Un terroriste tue un policier par balle. Pris de panique, les gens déguerpissent dans tous les sens. Le lendemain, avant que l'aube ne pointe, une unité de forces spéciales et une vingtaine de policiers font une descente dans le quartier haï Ederb, attenant à la rivière Aïn Sefra, et investissent les parages. La maison du suspect fut assaillie, fouillée de fond en comble, sans trouver la moindre arme à feu. Dans cette nouvelle, Mohammed Djafar la narre en trois fois, en changeant uniquement le modèle de la marque de la voiture Renault, qui chapeautait l'opération. L'auteur renvoie-t il par «ambigüité» aux rumeurs des masses, qui ne retiennent que des détails insignifiants, abstraction faite de la surdose de douleur de l'homme suspect ? 6. LAIT FRAIS Un enfant sort de l'école par la mauvaise porte et se perd dans la rue, comme englouti par un trou noir. Peur. Panique. Pleurs. Personne ne répond à ses appels. Esseulé, il s'égare et s'enfonce dans le chaos. Il tournoie et se rend compte qu'il est juste derrière l'immeuble où il habite ! Pas si loin perdu, après tout ! Ça a duré une poignée de minutes, mais la souffrance morale perdure. Une fois rentré, il tait sa mésaventure et masque ses anxiétés de la journée à ses parents. A la tombée de la nuit, l'insomnie le cisaille et le prive du sommeil. Et de même pour les nuits suivantes. Il chausse une frayeur démesurée, qui le cloue au lit de l'inconnu. La peur devient son ombre, peine à s'en départir. Il finit par cohabiter avec sa phobie indéfinie. 7. LA FEMME QUI TOMBA D'UN NUAGE Dans cette nouvelle, surgit le sous-titre Innovation de la douleur, que le narrateur a choisi comme titre de sa présente oeuvre. Il est question d'une triple douleur d'une jeune veuve: corporelle, sentimentale et psychologique. Son frère s'étant opposé au choix du mari de sa soeur, il assassine son beau-frère. La veuve, éplorée, décide de se suicider en se taillant les veines de son poignet gauche. Mais, elle y survit par miracle, et se retrouve hospitalisée. La tragédie la martyrise. L'assassin n'est autre que son propre frère. Au lieu de prendre congé de la douleur psychologique suite à la perte macabre de son mari, elle «s'invente» une autre physique, en voyant sa tentative suicidaire faillir. Les visiteuses la culpabilisent d'avoir bravé les us et les coutumes, désuètes à vrai dire. «Comment a-t-elle osé désobéir à son frère, pour se marier avec celui qu'elle aime et non avec l'ami de son frère !» La mère de la veuve tente, inutilement, d'extirper sa fille endolorie de sa descente aux enfers dantesques. La fille apprend à sa mère qu'elle est enceinte... 8. RENDEZ-VOUS RATE Une femme donne rendez-vous à son petit ami dans une rue quelconque. Elle arrive dix minutes en avance. La morosité l'accueille. Elle aurait souhaité être un lampadaire ou une poubelle plutôt que de subir la bestialité de ces hommes sans vergogne. L'élancement s'étire dans le temps. Au fil de son attente pénible, elle est sujette à une kyrielle de harcèlements de la part des passants et des voituriers, qui lui ravissent, petit à petit, l'ardeur de la rencontre imminente avec son amant, qui tarde à pointer le gland. En arrivant, son ami décèle un changement de comportement chez sa petite amie. L'auteur se pose, pour ainsi dire, la question pertinente: «Peut-on tisser des relations intimes et naturelles dans un environnement aussi délétère, qui nie l'humanité de la femme et jonche son sentier de harcèlements de tous genres ?» 9. L'AMI DE SA PROPRE OMBRE Un jeune homme se réveille, conséquemment à une nuit houleuse avec une prostituée. Il est écrivain/ journaliste, naturellement. Il rejoint le siège du journal. Son ombre ne le quitte point. Cette ombre, estelle juste une métaphore, ne faisant allusion qu'à la surveillance secrète de tous ceux qui portent une plume rebelle. Une nuit folle, bien arrosée et sous came, à l'invitation de son autre ami de plume. L'euphorie au summum. Dehors, il retrouve l'ombre qui le traquait. Dans une encoignure étroite et ombreuse, des malfrats le détroussent. Affolé, il esquisse une opposition, qui lui coûte des coups de poignard. Il s'affaisse sur le pavé, se vide de son sang. L'ombre lui couvre le visage avec un journal, puis s'en va, laissant le journaliste pour mort ! 10. L'HOMME VIRIL QUI DEVORA SON COEUR Hôtel Hilton, Alger. Un écrivain quinquagénaire bien établi et une jeune nouvelliste débutante partagent la même chambre. Elle s'entiche de lui dans l'espoir de gravir les échelons de la littérature mondiale. Elle l'approche, charnellement parlant, pour qu'il lui préface son premier recueil de nouvelles, Coeur hâtif …A vrai dire, depuis qu'il est primé et traduit de par le monde, il a enfilé le costume de Casanova. Chaque nuit, il consomme une nouvelle femme, la croque voluptueusement. L'auteur met la lumière, tamisée, sur des pratiques courantes dans la sphère littéraire. Les intérêts priment-ils les bonnes moeurs ?!
(*) Mohammed Djafar, né le 21 septembre 1976, est auteur prodige de deux romans en arabe : Délire des cloches du Jugement dernier et Des trompettes en pierre. En poésie, il a publié Passage sur le dos du rêve, et aussi un autre recueil de nouvelles, Rites d'une femme qui ne dort jamais.
Par Belkacem Meghzouchene , romancier Innovation de la douleur Recueil de nouvelles Mohammed Djafar Edition El Ikhtilef Alger Dhifaf Liban, 2017