En l'absence d'une législation efficace, d'un recensement des irrégularités et d'instances de contrôle, le secteur agricole est en crise. Avec plus de 80% de terres fertiles, les politiques publiques semblent fermer les yeux devant cette véritable source de revenus. L'agriculture, une alternative au développement économique en Algérie ? Avec plus de 32 millions d'hectares de terres fertiles, l'Algérie aurait pu atteindre l'autosuffisance alimentaire et devenir une force économique en termes d'exportation de produits agricoles. L'hypothèse est pourtant contrariée par la réalité : seulement 15% (soit 5 millions d'hectares) de ces terres sont exploitées. Le ministre de l'Agriculture, du Développement rural et de la Pêche, Abdelkader Bouazgui, a mis en avant, lundi dernier à Alger, la détermination de son département à élargir les superficies agricoles et à récupérer les terres non exploitées. Il est notamment revenu sur les avantages octroyés aux investisseurs. Depuis 2011, deux millions d'hectares ont été distribués, dont 1 million au profit de 140 000 bénéficiaires dans le cadre de la mise en valeur des terres et 1 million pour la création d'investissements agricoles. Une goutte d'eau dans l'océan compte tenu du potentiel offert par la fertilité de nos terres. Le tableau est obscurci par l'absence totale de réglementation qui contrôle l'activité agricole ainsi que l'occupation illégale de terres fertiles. En effet, la surpopulation et la crise économique pendant la décennie noire ont eu pour conséquence un fort exode rural qui a déstructuré les politiques d'aménagement du territoire. Selon Akli Moussouni, expert agronome, «l'occupation illégale des terres agricoles par les riverains devient un casse-tête chinois par rapport à une démographie galopante. Dans les régions des Hauts-Plateaux et de la steppe, les terres dites ‘‘arch'' sont des terres de parcours squattées par les éleveurs où les hameaux se sont multipliés. Leur statut particulier fait d'elles des ‘‘propriétés collectives'' qui n'appartiennent à personne.» Destruction A l'échelle de la capitale, «1 million de constructions ont été érigées à ce titre. Avec le rétablissement de la paix, l'Etat s'est retrouvé dans l'impasse. Il était alors impossible de régulariser ces situations au risque de se retrouver confronté à une contestation sociale», illustre Jamel Chorfi, architecte. L'expert explique par ailleurs que la loi 08-15 de 2008 était destinée à régulariser les constructions inachevées et, le cas échéant, la destruction de celles-ci. «C'est une loi qui a été adoptée face à l'urgence de la situation sans répondre à long terme aux problématiques de gestion de terres agricoles», s'inquiète l'expert international, d'autant plus que son application est rendue impossible lorsque l'on constate qu'elle a été différée à trois reprises. La date d'expiration des délais a été de nouveau prolongée jusqu'au 2 août 2019. Toujours est-il que l'adoption d'une telle loi restera lettre morte puisqu'il n'y a aucun fichier foncier national qui puisse dresser le bilan des irrégularités et recenser les cas de constructions illégales sur des terres fertiles destinées à la production agricole. «Les fichiers existants datent de l'époque coloniale. Avant la promulgation de cette loi, il aurait fallu faire un recensement des bâtiments publics et privés, tous deux concernés à l'échelle nationale. L'Etat construit sans permis de construire», détaille-t-il. A cela s'ajoute le problème de l'octroi de terrains agricoles à des fins autres que celles auxquelles elles sont destinées. Pourtant, «la loi interdit aux propriétaires de terres agricoles de construire des infrastructures qui ne soient pas directement liées à la production agricole. Ainsi, nous connaissons combien il y a d'hectares fertiles, mais nous ignorons combien d'hectares sont rendus infertiles par ces constructions anarchiques», analyse Jamel Chorfi. C'est donc l'impasse. Ces infrastructures illégales pullulent dans la complaisance et le silence des autorités et des walis qui accordent des permis de construire sans assurance d'activité agricole. Tout cela se fait en l'absence d'agents de contrôle qui puissent intervenir ou empêcher ces constructions puisque les potentiels propriétaires n'ont besoin d'aucune autorisation de construction après l'acquisition de ces terres. «Avec le temps, l'erreur devient ‘‘régularisable'' car sur ces terres des activités industrielles et économiques sont développées, ce qui empêche la destruction de ces établissements. Le déploiement de ces activités agit comme un levier de pression contre les ordres de démolition et donc contre l'effectivité de la loi. La transgression de la réglementation se fait ainsi en amont et en aval», tranche-t-il. L'autre facteur qui s'est érigé en obstacle au développement de l'activité agricole concerne les mesures contraignantes qui pèsent sur les agriculteurs. Les terres agricoles ont fait l'objet d'une succession de mesures arbitraires et contradictoires qui dénotent une volonté d'assurer la sécurité alimentaire. «Récemment, on a mis en concession les fermes pilotes à travers un cahier des charges contraignant. En effet, l'attribution de concessions pour une durée de 40 ans dans l'indivision (situation dans laquelle plusieurs personnes exercent des droits de même nature sur un même bien ou sur une même masse de biens, sans pour autant que leurs parts respectives se trouvent matériellement divisées, ndlr) interdit toute transaction commerciale, décourageant ainsi les agriculteurs», développe Akli Moussouni. Absence de visibilité De plus, comme pour les financements des «dispositifs» d'emploi (Ansej et CNAC) auxquels personne ne croit plus, on a fait de même pour l'agriculture à travers le PNDA (Plan national du développement agricole) ayant transformé l'investissement dans le foncier agricole en parcours du combattant. Une situation aggravée par l'absence de visibilité commerciale et de la mise en vente des produits. Le marché est donc soumis à l'absence de stabilité. «L'aberration réside donc dans le financement de millions d'investissements pour lesquels on n'a jamais créé des débouchés pour les produits à générer. Une concurrence déloyale, des échéances de remboursement bancaires inappropriées, des pénalités exagérées... tout ceci a causé le désintéressement des investisseurs.» Absence de recensement des irrégularités, copinage pour l'obtention de terres agricoles destinées à des fins immobilières et industrielles, l'application d'une loi sans cesse reportée, ainsi que l'irresponsabilité des pouvoirs publics de prendre en charge la question agricole... Tant d'éléments qui ne laissent pas présager d'un avenir prospère pour nos fellahs. Pourtant, des solutions existent. Selon Jamel Chorfi, «il faut encadrer l'octroi et le développement de l'activité agricole en créant une police des terres agricoles, revenir vers une stricte application des réglementations et des textes de loi, et créer des instances indépendantes afin d'éviter de potentielles pratiques frauduleuses», résume-t-il.