Ils sont militants du Mouvement pour l'autodétermination de la Kabylie (MAK) ou proches des cadres de ce dernier. Ils attendent depuis plusieurs mois, voire des années pour certains, l'acquisition de leur passeport biométrique, en vain. Les concernés dénoncent un «blocage». Cette mesure est-elle fondée juridiquement ou relève-t-elle d'un acte arbitraire ? «Les victimes» parlent de «représailles» à cause de leurs opinions politiques. Retour sur un dossier qui en dit long. «Victime du chantage administratif de l'Etat qui m'a privé de mon droit d'avoir un passeport, je lance un appel de détresse à l'opinion publique, à la presse, aux ONG, à toutes les voix libres et à tous les défenseurs des droits humains afin de dénoncer ces agissements arbitraires contre les libertés individuelles des citoyens dont le seul tort est d'avoir assumé publiquement leurs opinions politiques», dénonce Rachid Kadi, dit Cacnaq, 26 ans, ancien militant du Mouvement pour l'autodétermination de la Kabylie (MAK), originaire de la commune de Chorfa, dans la wilaya de Bouira. Comme beaucoup d'autres, Cacnaq attend d'obtenir son passeport et sa carte d'identité biométriques depuis plus de deux ans. Pourtant, une année avant, le directeur général de la modernisation et des archives au ministère de l'Intérieur, Abderrezak Henni, était tout «fier» d'annoncer sur les ondes de la Chaîne 3 que les délais d'attente ne pouvaient dépasser «une semaine à quinze jours au maximum». Il s'est avéré que ce n'était pas le cas pour tout le monde car ils sont aujourd'hui des dizaines de personnes de Bouira, de Tizi Ouzou, de Béjaïa et même de la diaspora établie en France, au Canada ou en Afrique du Sud à attendre des mois et des mois «sans qu'on nous donne des explications ou des raisons valables qui justifieraient ces mois d'attente interminables», expliquent ceux qui ont accepté de témoigner. Sans papier ni document de voyage, certains ne peuvent pas quitter le territoire. D'autres sont, au contraire, forcés à rester dans l'exil loin de leur contrée et leurs familles qu'ils souhaitent tant revoir. Scission Qu'ils soient autonomistes ou indépendantistes, des gens qui ont longtemps quitté le mouvement ou qui ont juste un lien de parenté avec ses cadres, qu'ils soient adhérents de l'Union pour la république kabyle (URK), fondée fin 2017 par l'ancien président du MAK, Bouaziz Aït Chebib, ou du MAK-Anavad (MAK-Gouvernement), la nouvelle combinaison MAK-GPK (GPK est le gouvernement provisoire de la Kabylie en exil, ndlr) présidé par la figure du mouvement, Ferhat Mhenni, après la scission entre les deux hommes en novembre 2016, aujourd'hui ils sont tous dans le même bain du déni du droit à la circulation après avoir été privés de ce document nécessaire, à savoir le passeport. «Après avoir fait de la Kabylie une vaste prison à ciel ouvert et une zone de non-droit pour ses propres enfants, l'Etat algérien confisque arbitrairement les passeports des militants kabyles pour exercer des pressions sur eux, les pénaliser pour leurs opinions politiques et les amener, par la contrainte, à la soumission», dénonce Bouaziz Aït Chebib, joint par téléphone. Si certains d'entre eux ont pu obtenir – souvent par des voies indirectes – des réponses à leurs questions, d'autres n'ont pas eu trop de peine pour comprendre le pourquoi de ce blocage. «Notre appartenance au MAK en est la raison. Il n'y a aucun doute là-dessus. Nous sommes bloqués par les services secrets sans décision de justice ni fondement de loi», confient-ils. Nommé par Ferhat Mhenni en 2016 comme ambassadeur du GPK en Afrique du Sud, Madjid Mohammedi, 39 ans, dit Yuva N Tala Hemmu, attend son passeport depuis plusieurs mois. Apatride De Maputo au Mozambique où il passe ses vacances, à défaut d'être en Kabylie cet été par faute de passeport, il confie que «les service de l'ambassade d'Algérie à Pretoria lui ont même avoué que son nom ne figurait pas dans le fichier international du ministère algérien des Affaires étrangères». Installé à 50 km à l'est de Pretoria depuis 13 ans où il est marié à une Sud-africaine et avec laquelle il a eu un garçon baptisé Aksel, Yuva ne rêve que d'une chose : revoir sa région Maâtkas et sa famille à Tizi Ouzou. «L'Algérie m'a poussé à l'exil en Afrique du Sud et me prive aujourd'hui de mon passeport et de ma terre la Kabylie. Mes casiers judiciaires algérien comme sud-africain sont vierges. C'est un crime de faire de moi un apatride», s'emporte Yuva. Yuva N Tala Hemmu affirme avoir pris contact avec un avocat sud-africain spécialiste des apatrides et compte, selon ses dires, «poursuivre en justice l'ambassade d'Algérie et l'Etat algérien pour non délivrance de passeport et d'obstruction au droit à la circulation». De l'autre côté du continent, au nord, sur le territoire français, plusieurs personnes souffrent aussi du même problème. L'un d'eux est Malek Benhamouche, 40 ans, ancien animateur du mouvement des Aarchs à Akbou et actuel responsable du MAK-Anavad à Toulouse. Il confie que son passeport lui «a été d'abord bloqué en 2007 dans sa région natale, puis depuis février 2016 dans la ville rose du sud de France» où il réside depuis 9 ans. «Chaque service me renvoie vers un autre. J'ai fait le tour de la police, de la gendarmerie, de la justice, puis de la daïra d'Akbou. Ce n'est qu'après qu'on m'a expliqué que j'avais une amende qui datait de l'époque du mouvement des Aarchs. On m'a non seulement emprisonné pour mes activités dans le mouvement citoyen, mais on a voulu aussi me priver de mon passeport. Je l'ai eu quand l'Etat a abandonné ses poursuites contre les animateurs des Aarchs. Je pensais en avoir fini avec ce genre de pratiques indignes. Mais voilà que je suis à nouveau confronté à la même situation ici à Toulouse», fulmine Malek qui est aussi l'un des principaux animateurs du mouvement culturel amazigh dans la région de Toulouse. Fichés Après plusieurs tentatives, Malek a pu obtenir un passeport dont la durée de validité est de deux mois, tout en payant les frais d'un document valable 10 ans. Payé à 60 euros, il dit qu'il a expiré depuis plusieurs mois. «Mes sœurs et mes frères se sont mariés sans ma présence. J'ai perdu des membres de la famille sans pouvoir les enterrer. Cela fait très mal. Mais je ne me plierai jamais», lance-t-il avec beaucoup d'émotion. Au MAK-Anavand, il n'y pas que ces cadres qui sont «châtiés». De simples militants comme Younes Yahou, 40 ans, résident à Montréal, le sont aussi. Originaire d'Aït Zellal dans la commune de Souamaâ (Tizi Ouzou), là où on peut trouver à la fois les drapeaux du MAK, amazigh et de l'Algérie brandis au milieu du village, c'est lui qui a structuré le MAK dans sa région natale avant qu'il ne la quitte pour le Canada en 2014. Joint par téléphone, il affirme que «son dossier est toujours en cours de traitement depuis six mois et que même les services de l'ambassade d'Algérie à Montréal ont trouvé cela anormal». Toujours au Canada, toute une famille établie dans la capitale Ottawa dit être privée de passeport. Cette dernière, qui a tenu à garder l'anonymat, explique que «c'est en représailles aux activités du père de la famille qui était ministre du GPK». La fille d'un ancien cadre du MAK à Béjaïa a dû engager des avocats et attendre longtemps pour avoir son document. Si certains parlent du passeport, d'autres veulent juste avoir une carte d'identité. C'est le cas de Pica Oukazi, 45 ans, comédien natif d'Aït Ouabane, ce beau village au pied de Djurdjura qui a accueilli en 2017 l'une des plus belles éditions du festival international Raconte-Arts. Arrêté et convoqué à plusieurs reprises, cet activiste culturel, qui affirme ne pas être du MAK, n'a, depuis plusieurs années, aucun papier d'identité à présenter aux autorités. Comme Malek, il a passé plusieurs mois à être baladé d'un service à un autre pour une simple déclaration de perte, témoigne-t-il par téléphone. «Notre village a toujours été dans l'œil du cyclone pour voir abrité des réunions du MAK. Nous sommes accusés de fait parce que nous habitons Aït Ouabane. On m'a tellement fatigué que j'ai fini par abandonner. Aujourd'hui, je n'ai aucun papier sur moi. De plus, ce n'est pas seulement mon cas. C'est aussi celui de beaucoup d'activistes fichés comme moi», confie-t-il. Gendarmerie Lazhar Bessadi, 29 ans, militant de l'URK, est du même village que Pica. Désemparé, il affirme attendre une réponse à sa demande de passeport depuis octobre 2016. «Après m'avoir fermé ma boutique d'outils informatiques à Tizi Ouzou et accusé d'imprimer des documents au MAK, l'Etat m'a même suivi dans mon récent boulot et a poussé mes responsables à me licencier. Je me retrouve, donc, sans travail. Mais pire, je paie encore les impôts d'un registre de commerce qui m'a été confisqué par la gendarmerie. On m'a même empêché de le radier. Pour le passeport, que l'Etat assume et donne les raisons du blocage comme nous le faisons, nous militants, quand il s'agit d'afficher nos convictions», martèle Lazhar. Jusque-là, aucun chiffre officiel des passeports bloqués n'a été rendu public, hormis celui donné par Atmane Mazouz, député RCD de la wilaya de Béjaïa. Joint par téléphone, Atmane Mazouz affirme que «les dossiers de 84 personnes dont des militants du RCD sont bloqués au niveau de sa wilaya, un chiffre qui lui a été confirmé, selon lui, de l'intérieur de la DRAG». «Nous avons agi auprès des autorités compétentes et nous avons fini par avoir gain de cause. Certains ont commencé à recevoir des SMS leur demandant de se rapprocher de leurs communes pour récupérer leurs passeports. Mais ils sont encore nombreux ceux qui n'ont pas réussi à régler leur situation. L'Etat n'a aucun droit de les en priver. Ceci est un acte gravissime. Nous n'allons pas en rester là», menace le député. Chantage Dans ce dossier, beaucoup dénoncent le «chantage», parmi eux Cacnaq qui affirme avoir subi «des pressions terribles de la part des renseignement généreux, de la police et de la gendarmerie nationale». «Un officier de la gendarmerie est venu me dire clairement que pour régler ma situation, je devais quitter le MAK et collaborer avec eux. En contrepartie, ce dernier m'a assuré de m'aider à récupérer mes papiers et de me trouver du travail. Et c'est la même offre qu'on me fait à chaque fois que suis interpellé ou présenté devant un commissariat. J'ai évidemment refusé. Mes convictions ne sont pas à vendre», insiste Cacnaq. Pour beaucoup de personnes, notamment celles qui doivent voyager, la situation perdure et l'attente devient insupportable. Certains ont même tenté de recourir aux différents ministères et organismes officiels dans l'espoir de débloquer la situation. C'est le cas de Farid Djenadi, 48 ans, ancien dirigeant du MAK, natif de la commune de Semaoun dans la wilaya de Béjaïa, privé de son passeport depuis près de deux ans. Sans carte d'identité depuis 1989, il attend sans suite la réponse à sa demande de passeport déposée le 30 novembre 2016. «J'ai adressé, en novembre 2017, un courrier au ministre de l'Intérieur lui expliquant mon cas et j'ai envoyé une copie au Premier ministre, à la Présidence et au responsable du centre de la biométrie, en vain. On m'a dit que mon dossier est bloqué par les hautes autorités. On nous traite comme si on était des criminels et on nous prive du doit de circuler. L'Etat ne respecte pas ses propres lois, comment voulez-vous qu'il respecte la divergence ?» s'indigne Farid. Dignité Selon cet ancien cadre du MAK, «ils seraient 500 militants ou proches de ce mouvement à être privés de passeport en Kabylie». Le ministère de l'Intérieur que nous avons contacté nous avait assuré de «nous mettre en contact avec le responsable du centre biométrique, le seul habilité, selon lui, à répondre à nos questions», en vain. Des ambassades et consulats d'Algérie en France, au Canada et en Afrique du Sud que nous avons pu contacter, seul celui de Montréal a répondu à nos appels et fax. Dans un mail qui nous a été adressé, le consulat d'Algérie à Montréal a assuré qu'«aucun cas de cette nature n'a été porté à la connaissance de ses services», sans toutefois nous répondre à propos du cas de Younes Yahou. Des rumeurs faisant croire que la situation de ces personnes privées de leurs passeports serait débloquée dans les quatre prochains mois sans que celle-là ne soit confirmée ou infirmée par les responsables concernés. Certes, les analyses et les avis divergent au sujet du MAK, mais ce dernier est considéré par beaucoup de ceux qui suivent de près la vie politique algérienne comme un mouvement pacifique. Bouaziz Aït Chebib revient et charge l'Etat : «Ces pratiques discriminatoires sont le signe avant-coureur des régimes politiques finissants. Elles ont été utilisées par tous les régimes autoritaires de l'histoire à l'égard des militants dans le vain espoir de les détourner de leurs idéaux de liberté et de dignité. Nous exprimons notre solidarité envers les militants kabyles qui défendent pacifiquement leur idéal de liberté et pour lesquels la liberté de circuler est confisquée par esprit de vengeance d'un Etat raciste et ségrégationniste.»