La nuit de mercredi 12 septembre a été, après les quelques dizaines de minutes de pluie de fin d'été, fatale pour la ville de Tébessa. Une centaine de voitures emportées par les eaux, une personne disparue dans les flots, des maisons complètement inondées, avec perte de plusieurs biens et, enfin, à la matinée de jeudi, un paysage apocalyptique de fin du monde. Ce genre de «mauvais film», voire de spectacle de déréliction humaine, se reproduit depuis plusieurs années dans notre pays, à l'échelle et au rythme des échecs urbanistiques, des déconvenues environnementales et de la déliquescence de la gouvernance locale. Tébessa, la ville antique berbéro-romano-punique de Théveste, contenant dans ses murs et au sein d'un grand nombre de ses quartiers la mémoire la plus reculée de l'histoire de l'Algérie, a vu son destin moins briller et perdre graduellement de son faste depuis près d'un quart de siècle, et ce, en recevant des dizaines de milliers de nouveaux ménages issus d'un exode rural massif, lequel a pris ses élans avec les premières années d'insécurité. La ville, abritant aujourd'hui une population de près de 250 000 habitants, a vu ses quartiers, ses paysages, ses boulevards et, en général, son architectonie, bouleversés de fond en comble, et dans le sens que l'on peut aisément deviner : négatif. Lorsque, jeune officier du service national au milieu des années 1980, en mission sur les chantiers du Barrage vert au niveau des massifs d'Elma Labiodh et Bir El Ater, longeant la frontière tunisienne, nous empruntions les rues et venelles de Tébessa, il s'en dégageait un ordre, une esthétique et un calme que les nouvelles extensions urbaines n'étaient pas encore parvenues à perturber ou recouvrir. Une certaine division de l'espace, héritée de l'ère coloniale, y était encore en vigueur, faisant ressortir les périmètres urbains et le monde rural avec une netteté qui ne se démentait pas. Comme l'ensemble des villes et villages d'Algérie, gagnés par l'anarchie urbanistique et architecturale, l'aspect physique, paysager et environnemental de la ville de Tébessa est aujourd'hui malmené, froissé, voire avili, consacrant le concept en vogue chez certains urbanistes et sociologues algériens : la rurbanisation. Le wali de Tébessa, Moulati Ata Allah, en intervenant sur les chaînes télé à l'occasion des inondations de mercredi dernier, a fait le constat du capharnaüm régnant dans sa ville, comme il a paradoxalement fait le constat de… l'impuissance des pouvoirs publics et des élus locaux à y apporter des solutions. Il dira que c'est là un problème «ancien», relevant de la gestion antérieure à son «mandat» à la tête de la wilaya. On n'a certainement pas besoin que le wali se justifie de cette manière, sachant que la problématique urbanistique, environnementale et de l'aménagement du territoire prend en otage le cadre de vie des Algériens et exige une véritable révolution culturelle et un réveil de la société à ses devoirs de citoyenneté. Le wali a installé une cellule de crise et le ministère de l'Intérieur a dépêché sur les lieux une cellule interministérielle chargée de suivre les conséquences des inondations survenues dans la ville. En tentant d'expliquer les raisons des inondations de mercredi soir, le wali a évoqué l'obstruction des cours d'eau qui traversent la ville, d'abord par des constructions illicites qui se comptent par centaines, ensuite par des objets hétéroclites, faits de gravats, de détritus, de déchets industriels, d'ordures ménagères, etc. Et l'on sait que la ville de Tébessa, située dans la célèbre plaine de la Medjerda, à 900 m d'altitude, est un véritable réceptacle qui reçoit toutes les eaux pluviales de Djebel Bouroumane, à la frontière tunisienne, du mont Draâs Aïn Sedjra, à proximité d'El Kouif, des montagnes de Kef Tenoukla et Anoual, sur le flanc sud de la ville. Pour drainer le périmètre urbain, les eaux sont censées suivre les cours naturels, rivières et ruisseaux, passant aussi bien par le centre-ville que par la périphérie (cité Menassal, lotissement Larbi Tebessi, hippodrome, cité Chouhada, cité El Djorf, etc.), puis poursuivre leur cours, en formant l'oued Aïn Chabro, un affluent du grand oued Ksob. Ce dernier rejoint oued Mellegue, lequel se déverse dans le territoire tunisien. La marge étroite des cellules de crise Les cellules de crise – locale et interministérielle – qui planchent sur le phénomène des inondations auront du mal à dénouer l'écheveau des responsabilités, si ce n'est, peut-être, celles liées à l'intervention directe des secours, que certains citoyens, à travers les réseaux sociaux, déplorent qu'ils aient mis du retard pour venir en aide aux populations. Les cellules de crise procéderont sans doute à l'évaluation des dégâts et fixeront les modalités et les seuils d'indemnisations à mobiliser en direction des sinistrés. Le reste, c'est-à-dire le diagnostic de la situation, les raisons de la survenue des inondations et les remèdes à y apporter pour que de telles situations ne se reproduisent pas, est devenu un «classique» qui peine à donner ses fruits. En effet, des exemples récents – Ali Mendjeli, à Constantine, la ville de Batna, les hameaux du Sud algérien – et des situation remontant à dix ans ou presque deux décennies – Ghardaïa, Bab El Oued – n'ont pas pu être capitalisés en tant que leçons, aussi bien dans le volet de la prévention que dans celui de l'intervention. Si le système d'intervention et de secours a pu être quelque peu amélioré ces dernières années, grâce à la formation des agents de la Protection civile et à l'acquisition de matériels modernes, il en est tout autrement de la prévention, laquelle exige une véritable révolution dans plusieurs segments de l'organisation de l'administration et de la société. Les notions d'aménagement du territoire, de règles d'urbanisme, de conduites architecturales, d'entretien des voiries et des canaux de passage des eaux pluviales, d'hygiène et de propreté des villes ne sont pas seulement des vocables techniques, mais une philosophie et une organisation de la vie en société qui doivent avoir cours chaque jour et à tout moment. A la légèreté avec laquelle sont prises ces notions dans notre pays, se greffe une autorité de l'Etat rognée et affaiblie, faisant que le wali, chef de l'exécutif d'une région de plusieurs dizaines de communes, en arrive à se plaindre des constructions illicites qui s'érigent chaque jour sur le territoire de sa circonscription! Face à la furie des eaux, les constructions illicites posent deux problèmes majeurs. D'abord, en ne prévoyant aucune voie de dégagement des eaux entre les unités construites. Ce qui donne une force décuplée à la lame d'eau dévalant la montagne. Lorsque cette dernière est dégarnie, sans végétation (suite, par exemple aux incendies de forêts), il ne s'agit plus de lame d'eau, mais d'une masse boueuse, comme celle qui a emporté, en 2001, Bab El Oued, le boulevard Frais-Vallon et le marché Triolet, après avoir déboulé des hauteurs de Beaux Fraisiers et Sidi Bennour. Ensuite, second problème, en érigeant leurs habitations illicites sur des terrains inondables (berges de cours d'eau), les propriétaires les exposent, dès la moindre crue, à l'envahissement par les eaux, allant jusqu'à les emporter parfois au loin. A l'échelle du territoire national, une telle pratique est presque définitivement entrée dans les mœurs, défiant les lois de l'urbanisme, de l'architecture, des risques majeurs et de l'environnement. Hormis quelques rares actions de démolition, les présidents d'APC ont généralement les mains liées par la force des lobbies locaux ou par la hantise des émeutes qui pourraient se déclencher à la suite des opérations de démolition. Mieux encore, ou pire, ces édiles municipaux en arrivent à régulariser un grand nombre de ces constructions, en leur amenant de l'énergie électrique et des réseaux d'assainissement, et en les raccordant à l'eau potable et au gaz de ville. La suite vient toujours, à savoir l'éclairage public, le ramassage des ordures, la construction des écoles et des dispensaires, à tel point qu'il n'est pas rare que des infrastructures et équipements publics de ce genre soient eux-mêmes érigés dans des zones réglementairement non constructibles (classées non aedificandi). Des dérèglements anthropiques S'agissant des gravats, ordures ménagères et déchets industriels garnissant les routes, trottoirs, caniveaux et places publiques d'un grand nombre de villes du pays – outre les risques sanitaires, les désagréments visuels et les nuisances olfactives qu'ils génèrent –, ils deviennent le moyen idéal de dérèglement du régime des eaux pluviales dans la ville, en bouchant les canaux et déviant les flux, jusqu'à causer des montées impressionnantes de niveau des eaux dans les quartiers habités. L'autre phénomène qui a grandement contribué à l'aggravation des inondations des zones habitées et des terrains agricoles, c'est indubitablement la dénudation des versants de montagne suite aux incendies de forêt ou autres formes de déboisement (défrichements…). Certains endroits sont là, assez parlants, pour servir d'exemples pour illustrer de telles situations. La RN1 au niveau de la Chiffa, actuellement en cours d'aménagement en autoroute sur Médéa, voit, chaque hiver, ses talus dénudés dégouliner sous forme de boue en nappe, couvrant la chaussée goudronnée au point de faire obstacle à la circulation. Et c'est ainsi que cette route stratégique – constituant le premier segment de la Transsaharienne – a été plusieurs fois fermée à la circulation (pendant plusieurs semaines), obligeant les véhicules à contourner la montagne de Tamesguida et passer par Boumedfaâ et Oued Djerr. L'érosion des terres constitue un facteur aggravant dans le phénomène des inondations, et ce, à deux niveau : les eaux dévalant des monts ne trouvent aucun système de régulation sur le sol (des arbres qui auraient pu casser la vitesse de l'eau et répartir le flux de façon réticulée, tout en assurant un bon équilibre entre le ruissellement et l'infiltration). Ensuite, la masse de pluie tombant sur des terrains nus en pente particulièrement lors des orages de fin d'été et de début d'automne comme ceux que l'Algérie connaît ces derniers jours, arrache des matériaux solides (limons, marnes, sables, cailloux, pierres…) qui déboulent le long des versants pour envahir des villages, des villes, des routes nationales, des pistes. A la lumière de l'évocation des principales raisons qui sont à la source du phénomène des inondations, il est malaisé d'envisager des solutions immédiates «clefs en main» pour y remédier. En dehors des interventions et du système d'organisation des secours, deux notions d'aménagement peuvent résumer la piste qui mène vers les choix des voies et moyens de réduire les risques d'inondations : la gouvernance territoriale (politique de l'habitat et d'occupation de l'espace) et gouvernance locale (cadre de vie, organisation des différents services publics, entretien des voies et canalisations, gestion des déchets).