Presque plus personne ne nie que les choses vont très mal et que la situation est très grave. Au-delà des constats, le débat franc et approfondi sur ce que l'Algérie post-coloniale a fait de son indépendance politique reste muselé. Un seul discours prédomine, celui des gouvernants. Les avis différents sont étouffés. Mais ils deviennent aujourd'hui de plus en plus nombreux et tendent même à se cristalliser en un discours alternatif de plus en plus audible. Le discours officiel pourrait le résumer comme suit : l'Algérie indépendante a enregistré des progrès considérables dans tous les domaines. La situation actuelle de la population est de loin plus enviable que celle qu'elle connaissait en 1962. Certes, des lacunes et insuffisances persistent et le pays peut passer par des difficultés sérieuses, comme c'est le cas depuis 2014, mais grâce à la mobilisation générale, au génie national et à la clairvoyance de ses dirigeants, il relèvera les défis actuels et futurs. Nous sommes sur la bonne voie. Il faut rester optimiste et privilégier la continuité. L'indépendance nationale ne date que de quelques décennies et le développement est un processus de longue haleine. Fin du couplet. Celui-ci est régulièrement entonné depuis la fin des années 1970. Un second discours est en train de s'imposer. Il a commencé à prendre forme après la chute du prix du pétrole de 1986 et a fortement retenti lors des «émeutes» d'Octobre 1988. Au cours des années suivantes, il n'a fait que gagner des adeptes et s'imposer comme une opinion très largement répandue. Il proclame que l'Algérie indépendante a lamentablement échoué. Quelles que soient les réalisations dont elle peut se targuer, sa situation est désespérément irrécupérable et son avenir définitivement sombre, effrayant. La continuité ne peut qu'enfoncer le pays dans sa crise généralisée et le précipiter dans le chaos. Si ce n'est déjà fait. Le salut réside urgemment dans la rupture. Fin du couplet du second discours. Dès qu'une voix discordante prend un décibel de trop, le discours officiel entonne immédiatement et à pleins poumons un couplet complémentaire pour l'accuser de semer la sinistrose, de saper le moral national, d'être actionnée par des forces étrangères hostiles au pays, voire jalouses de ses réalisations, d'insulter la mémoire des martyrs de la Révolution algérienne, de faire preuve de trahison nationale, etc. Ce à quoi le discours contestataire rétorque lui aussi par un couplet complémentaire : puisque la perspective d'une rupture nationale est fermée, alors seule reste possible la solution d'une rupture individuelle : se projeter ailleurs, s'exiler définitivement et si possible changer de nationalité afin de couper définitivement les ponts à jamais. Termes du débat La fausse controverse entre discours optimiste et discours pessimiste. Il faut mettre des guillemets aux qualificatifs optimiste et pessimiste. Certes, en première lecture, un discours optimiste, porteur d'espoir, est toujours préférable à un discours pessimiste qui diffuse le défaitisme. Mais, face à une Algérie qui sombre, une seconde lecture est nécessaire : le discours salutaire n'est pas dans les messages soporifiques, mais dans les messages d'alerte, aussi violents soient-ils. Ici, le discours toxique n'est pas celui que l'on croit. Il faut remettre les choses à l'endroit. Evidemment, il est inconcevable que le pays se vide par un exode massif de sa population. Seule la solution de la rupture nationale est possible, envisageable. Cette précision étant apportée, la controverse reflète un clivage irréductible entre deux camps. Une Algérie profondément divisée Le pays est aujourd'hui divisé entre les gagnants et les perdants de l'indépendance nationale, ou ceux qui s'estiment comme tels. Le camp des gagnants compte d'abord les gouvernants ainsi que leurs clientèles et courtisans. Ils tiennent à défendre les bilans officiels et à préserver leurs fonctions et les privilèges inestimables, dus et indus, qui vont avec. On y retrouve aussi objectivement une grande partie des nouveaux riches, ceux dont les parents faisaient encore partie du bas peuple en 1962 et dont les fortunes colossales actuelles proviennent de la rente et de leurs connexions au sein de la sphère dirigeante. Enfin, à la périphérie des gagnants, le discours officiel peut être aussi défendu par toute une faune parasitaire ou pleutre, issue de diverses catégories sociales, y compris défavorisées, mais qui trouve son compte dans le statu quo, ou s'en contente en toute soumission. L'autre camp, celui des perdants, forme une écrasante majorité. Il se compose des catégories sociales qui vivent très mal l'exclusion, la marginalisation, la paupérisation. Il regroupe ainsi les personnes démunies et vulnérables, les chômeurs, les travailleurs à bas salaires, les jeunes, la classe moyenne paupérisée. Une grande partie de ces perdants ont pu être aigris par la frustration de n'avoir pas pu s'accomplir comme ils aspiraient à le faire, alors que d'autres, partis de plus bas, ont pu réaliser leurs projets de vie plus facilement. Par ailleurs, pour des raisons de vision du monde politique ou valorielle, des franges de la classe moyenne aisée, voire très aisées, et même un partie de la bourgeoisie nationale richissime peuvent être excédées par les injustices et l'iniquité qui sévissent dans le pays, et finissent par approuver, en privé, le discours contestataire. Enfin, ce discours peut également être rallié par des ex-gouvernants qui ont eux-mêmes décroché ou qui ont été éjectés du sérail. Ce camp des perdants est celui du désarroi et de la colère. Il n'est pas rare d'y entendre des voix regretter avec nostalgie l'ère coloniale, et déplorer que l'indépendance ait débouché sur un système pire que celui de la colonisation. Les partisans de la continuité Ils sont dans leur rôle en défendant le système de gouvernance en vigueur. Le problème réside dans ce système de gouvernance qui, dans le domaine économique et social, repose pour l'essentiel sur quatre instruments : Un, la dépense publique comme levier de croissance économique unique et exclusif. Ce choix a été fréquemment mis à l'index par les experts nationaux et internationaux pour son caractère éphémère, ses effets pervers à court terme et ses dangers à long terme. Deux, le verrouillage total de la société. Celui-ci est codifié comme sur du papier à musique par la loi et vise à garder sous contrôle étroit toute initiative constructive qui viendrait de la société. Sur le plan économique, les entrepreneurs ne cessent de dénoncer un climat des affaires exécrable, mais le verrouillage est aussi politique, syndical, culturel, audiovisuel, etc. Les deux autres instruments sont la ruse politicienne et le fait du prince répressif, y compris au mépris de la loi elle-même. Ils sont utilisés pour gérer les conflits que la dépense publique rentière ne peut pas aplanir. Mais cette dépense publique est appelée à connaître un déclin drastique. Dans ces conditions, les verrous en place ne résisteront pas. Dans un contexte de crise exacerbée, la ruse politicienne et le fait du prince répressif montreront vite leurs limites et se révéleront être des instruments d'une gouvernance pauvre et anachronique. La situation exigera une intelligence politique fine et innovante et une autorité légitime basée sur des règles institutionnalisées et partagées. L'expérience a montré que la ruse politicienne et le fait du prince répressif sont surtout actionnés lorsque des situations sont jugées contrariantes par et pour les sphères dirigeantes. Sinon, rien n'est urgent ni important. Et c'est alors le principe du laisser-faire qui prévaut. Ce dernier est à l'origine de dérives qui ont pris une ampleur extraordinaire à l'ombre de l'opulence financière des années 2004 -2014. Les trois dérives mortelles de ces dernières années Leur mécanisme est solidaire. Un, la dilapidation des deniers publics. En fait, la dépense publique a cessé d'être un levier de croissance pour devenir un système de distribution de la rente, un système aussi ingénieux que celui des foggaras. Une main invisible écoule cette rente à travers deux grands canaux : le canal des chantiers publics à surcoûts incontrôlés, des chantiers répétitifs, interminables, parfois superflus, l'autre canal est la politique d'importation à plein régime. Elle a pour effet de siphonner les devises du pays à un taux de change soutenu, casser les velléités de production locale et instaurer une dépendance nationale quasi totale vis-à-vis des marchés extérieurs. Deuxième dérive en aval de cette dilapidation : la prédation comme mode d'enrichissement rapide et illicite. Elle opère sur les deux canaux cités, par la voie de malversations multiformes sur les contrats en dinars et en devises, à travers la surfacturation, le versement de commissions et de rétro-commissions. Mais la prédation porte sur tout : le foncier, l'immobilier, les diplômes, les bons d'essence, les fournitures de bureau, etc. L'impunité qui accompagne ce dépeçage et la démission de l'Etat par rapport à tout ce qui n'atteint pas les sphères dirigeantes ont alimenté une troisième dérive : la débandade nationale généralisée. Celle-ci fait office de… liberté publique octroyée, d'abord, par populisme, puis par lâcheté ou, ensuite peut-être, par calcul diabolique de forces nuisibles et destructrices, alors que dans le même temps les libertés fondamentales, porteuses de progrès, sont rigoureusement verrouillées. Ce phénomène de débandade nationale s'est installé au cours des années 1990 dans un contexte exceptionnel où l'Etat vacillait. Chacun est un acteur et à chaque acteur sa stratégie. Le processus s'est incrusté et étendu, prenant l'aspect d'une désobéissance civile rampante, mais qui, en raison de son caractère apolitique et spontané, n'a pas été considérée comme tel par les gouvernants. Manifestations de la débandade nationale Leurs nuisances ont commencé à être décriées ici et là, mais il est grand temps de regarder le monstre dans la totalité de sa carrure et de le considérer pour ce qu'il est. Prenons l'ampleur prise par l'économie informelle. Plus de 40% du PIB, selon une étude assez récente du Créad ! Ce taux mesure le degré de non-reconnaissance de l'Etat par les opérateurs. L'iceberg est immense et seule une toute petite partie est visible à travers l'appropriation des espaces publics par les petits commerces de trottoirs. Il touche y compris des créneaux interdits par la loi, comme les produits de contrefaçon importés clandestinement, ou soumis à des contrôles, comme les pétards du Mouloud, les moutons de l'Aïd, ou, plus grave encore, le change de devises au grand jour et à un jet de pierre de la Banque centrale. Tout ceci, en toute impunité et au vu et au su des autorités impuissantes ou complices. D'aucuns considèrent que la sphère informelle a servi de soupape face à l'échec des politiques économiques, mais la soupape a aujourd'hui imposé sa présence et ses lois, en aval de la rente. Outre l'énorme manque à gagner pour le fisc et les circuits bancaires, elle représente une prime à la fraude et un facteur de concurrence déloyale qui fait fuir les investisseurs. Et surtout, elle est devenue une force politique puissante par la masse monétaire qu'elle brasse et le potentiel de nuisance que ses réseaux peuvent actionner, en cas de menace. Ceci, sans compter ses relations et connivences au sein des institutions et administrations. Tout le monde se rappelle de l'épisode où le gouvernement a voulu imposer l'utilisation du chèque bancaire dans les transactions commerciales. Il a dû vite battre en retraite. La bravade de la loi a même pris des allures mafieuses, comme l'illustre le racket au stationnement et à la baignade, le diktat exercé dans les universités par des groupuscules sur l'administration, sur les étudiants et sur les enseignants, et plus récemment l'affaire des 701 kilos de cocaïne. La débandade nationale a atteint une masse critique telle qu'on peut estimer que le régime politique réel, celui qui a de facto le dernier mot dans beaucoup de domaines, a évolué vers une forme d'ochlocratie qui œuvre à un nivellement par le bas à l'échelle nationale, dans tous les secteurs. Conséquence directe: la saleté, la violence, la médiocrité et l'incompétence se sont généralisées et ne choquent presque plus personne. Elles sont devenues la norme et même un acquis inattaquable de la nouvelle Algérie. Une excellente vidéo dénonçant ce phénomène a circulé sur le lien https://www.youtube.com/watch?v=tt2wraNaHxA&t=1s. Ce poison de la médiocrité et de l'incompétence résulte de la faillite du système d'éducation – formation et s'est profondément enraciné au cours des années 1990, suite à l'extermination physique et à l'exil d'une élite qui avait déjà cessé de se reproduire dans les années 1980. Puis, il a été entretenu sciemment par le biais du clanisme, du clientélisme et du maintien de l'université dans sa clochardisation. Résultat final : le pays n'a plus aujourd'hui les capacités conceptuelles, opérationnelles, managériales pour faire face à l'ampleur, à la multiplicité et à la complexité des problèmes socioéconomiques et institutionnels qu'il doit régler pour se relever et se mettre au diapason du 21e siècle. En 56 ans d'indépendance, l'Algérie a déjà perdu 40 au cours desquels elle a plus détruit que construit, au nom de slogans creux, de jeux de pouvoir, de fanatismes religieux, de règlements de comptes ; tout ceci sous anesthésie générale par injection de rente. La rupture ? Oui, mais laquelle ? Encore un slogan qui peut cacher un leurre qui consiste à «tout doit changer pour que tout reste comme avant» ou même nous faire passer de Charybde en Scylla, comme cela s'est produit plus d'une fois depuis l'indépendance. L'avenir se joue au niveau de la nature du pouvoir politique que l'Algérie voudra placer aux commandes. Aujourd'hui, dans les pays en développement, deux options existent : la première, répandue notamment en Afrique et dans le monde arabe, est celle d'un pouvoir de type comprador. Il s'apparente à un gouvernorat inféodé à des forces étrangères, avec ou sans vernis islamiste. Sa mission est de servir des intérêts étrangers en mettant à leur disposition les richesses de la nation et en tenant en laisse les forces opposées internes. Ce type de pouvoir est nécessairement très personnalisé et s'apparente à une monarchie absolue. Il n'a pas réellement besoin d'alliances ou de coalitions internes, mais seulement d'un appareil sécuritaire efficace, de courtisans et de clientèles triés sur des bases claniques, tribales, confessionnelles. Il peut se passer d'institutions construites autour de règles convenues et établies, et se contenter, pour sauver les apparences, de leurs façades. Car en fait, il doit pouvoir à tout moment enfreindre toutes les règles, si nécessaire. Le deuxième type de pouvoir est à l'opposé en tous points. On peut encore en trouver des variantes en Asie et en Amérique latine. C'est un pouvoir de type «patriotique», porteur d'une ambition pour son pays. Avec le reste du monde, il s'efforce de traiter et de composer dans le seul intérêt national. Les rapports de force internationaux étant souvent défavorables, il sait accorder des concessions, mais il s'attache à arracher la contrepartie la plus juste, dans un pur esprit donnant-donnant. Son cap est de mettre les richesses de la nation au service de sa puissance économique et géopolitique, et cette même puissance au service du bien-être et de l'épanouissement de sa population. Dans cette logique, il est ouvert à des formes d'alliance et tolère les voix discordantes ainsi que le débat contradictoire sain et constructif qu'il considère comme une source d'information et d'enrichissement. Enfin, il veille à asseoir l'organisation et le fonctionnement du pays sur des institutions et des règles solides et équitables, au-dessus de tous.