Il est le type même de toutes les velléités : rempli de merveilleuses intentions, mais très vite fuies, voire trahies. Son caractère ne lui permet pas de suivre la cadence de ses rêves. Il n'est pas à la hauteur de ses aspirations. Ainsi, Tourgueniev en fait le parangon de la faiblesse, ou mieux encore, de la lâcheté humaine. Le roman raconte la découverte, pour la première fois, de la beauté féminine par un jeune homme de vingt-deux ans. Il en est subjugué. L'auteur entame son récit à rebours. Il use de la troisième personne pour introduire Sanine, âgé alors de cinquante-deux ans. Cet âge-là n'est guère fortuit, c'était celui de Tourgueniev lorsqu'il écrivit ce roman. Cette rétrospective des différentes étapes de l'âge de Sanine se fera sans complaisance. L'auteur se montre impitoyable vis-à-vis de son héros. Aucun des différents âges de ce dernier ne trouve grâce à ses yeux. Il ne se fait aucune illusion sur la nature humaine : « Il pensait à la vanité, à la fausseté plate et fastidieuse de tout ce qui est humain. » Il médite sur la vie, désespérante avec son lot de maladies et de souffrances, avant le saut ultime… « Soudain la vieillesse qui vous tombe sur la tête, comme un coup de massue, comme neige en canicule, avec l'effroi sans cesse grandissant de la mort. Et enfin plouf ! Le saut dans le néant. » Oui, pour Sanine, la mort est néant, impliquant par là l'absurdité incommensurable de la vie même. A aucun moment l'auteur ne tente de susciter en nous, lecteurs, un sentiment d'admiration, ou quelque chose qui s'en approcherait. Tout n'est que désillusion, amertume, sans grandeur aucune. C'est le récit sans indulgence du bilan d'une vie. La découverte d'anciennes lettres d'amour provoque en lui le déclic : un irrésistible désir de transcription. Car, et en dépit de tout, l'amour demeure la seule réalité exempte de ridicule, dans ce « taedium vitae » ou dégoût de la vie. Par son essence même, seul ce sentiment est en mesure d'opérer la magie, celle de changer les êtres, leur conférer la splendeur qu'ils n'auraient pas eue, autrement. Voici le passé d'un homme jeune résolument en proie aux premiers émois de l'amour. Un premier amour qui, précisément, de par la grande jeunesse de celui qui l'éprouve, sera dépourvu de cynisme. Il sera gorgé de poésie, de mots doux, comme seuls peuvent en inventer les amoureux. Notre héros n'est pas riche, mais ayant hérité d'une petite fortune, il décide de voyager. Il visitera les pays à la mode, pour la Russie snob d'alors, celle de la seconde moitié du XIXe siècle : l'Italie, pays de l'art, et l'Allemagne, patrie de Goethe. Durant son périple, Sanine, âme bien russe, entre dans une boutique à Francfort dans l'espoir d'y boire une limonade. Là, se révèle à lui l'amour, sous les traits d'une jeune Italienne d'une beauté classique. L'auteur la compare à une toile célèbre : la Judith d'Allorio, au Palazzo Pitti. Le personnage féminin, Gemma, n'est pas rare, en comparaison à d'autres héroïnes qui, elles, ont le pouvoir de changer le cours des événements. Celle-ci par sa beauté physique créera l'illusion de l'idéal féminin. L'on comprend qu'on ne tombe pas forcément amoureux d'un être exceptionnel. Cependant, une grande beauté peut fausser le jugement, mener à la sublimation de l'autre, en faire une divinité. Autour de cette histoire d'amour, somme toute banale, gravitent d'autres personnages, assez pâles (sciemment), où l'auteur fait dans la satire ou franchement dans la caricature, car à cette époque, la Russie mondaine et suffisante, pastichait l'Europe, suivait ses modes, singeait ses manières. Ni ces Européens ni les concitoyens de l'auteur ne seront épargnés. Les Allemands n'ont pas de « vrai théâtre, et leur cuisine est infecte », les Italiens sont grandiloquents et les Russes ineptes, facilement influencés par des éléments extérieurs. Sanine lui-même en est la parfaite illustration, avec ce curieux paradoxe qui le caractérise, à savoir une générosité incapable de s'accomplir, parce que l'apathie est là, qui veille à faire avorter toute action salutaire. Dans ce roman, Tourgueniev crée le type même de la faiblesse, un peu comme Molière crée celui de l'avarice à travers Harpagon, ou l'hypocrisie par Tartuffe. Plus tard, Sanine, toute volonté annihilée, se jette dans une passion fatale, où il sera dominé, consentant aux pires humiliations, aux inénarrables ignominies. Cela convient à ce caractère mou. Il n'aura plus aucune décision à prendre. Il laissera Gemma. Il ne fuira pas l'amour, mais l'idée du mariage, la responsabilité, l'engagement…c oncepts étrangers à ce caractère noble en théorie, mais dramatiquement veule dans la réalité. Il ira jusqu'à éplucher une poire au mari de sa cruelle maîtresse. Tourgueniev s'est fait le peintre de l'humiliation et de la déchéance humaine. Terrible constat, à cause de sa faiblesse, l'être humain ne peut prétendre à une vie intense, riche en joies et en sentiments authentiques.