Pourquoi aimons-nous, malgré tout, comme malgré nous, des personnages littéraires qui ne sont pas des héros positifs ? Barozov de Tourgueniev dans Pères et Fils est exécrable, rude et manquant de cœur. Et pourtant nous sommes avec lui, terrorisés et attirés par lui comme sa douce fiancée Anna Sergueïevna. Comme elle, avec lui, nous avons la sensation d'osciller au bord du gouffre. Et pourtant, malgré nous, malgré tout, nous restons avec lui, ne prenant que le beau risque de tomber dans ses bras et de s'y sentir bien. Si l'on y pense, nous avons un sérieux problème avec des créatures que leurs créateurs refusent de tremper dans du sirop. Je ne parle pas des personnages révoltés qui, malgré leurs « défauts », nous forcent naturellement à les aimer au moment où ils contrebalancent la platitude de notre ordinaire. Non. Je pense à ceux que la révolte ne concerne pas, car ils ont fait le choix apparemment démissionnaire de vivre hors du monde « normal », préférant se décaler dans la marge, en dehors des lignes d'un cahier des charges humaines qui s'écrit sans eux. C'est sur cette bordure vide, blanchie par la nullité, à la lisière du « mal » que notre cœur a toutes les chances de chavirer, comme avec Barozov au bord du gouffre. Eh bien, puisqu'il faut tomber, tombons ! Dans Dérives sur le Nil, Naguib Mahfouz met en scène Anis Zaki, un fonctionnaire qui travaille au service des archives. En ce mois d'avril, « mois de la poussière et des mensonges », Anis Zaki établit le rapport des entrées du mois précédent. Il écrit, mais la page reste blanche sans qu'il s'en rende compte. Convocation chez le directeur qui a vite fait d'élucider le mystère : son employé ne s'était pas aperçu que son stylo n'avait plus d'encre. Le patron n'est pas content. « Faites-moi le plaisir de vous droguer en dehors des heures de travail. C'est la dernière fois que je passe l'éponge, Monsieur Zaki. Deux jours de retenue sur salaire. » Et Zaki qui bafouille et tente de répliquer : « Je suis malade, Monsieur le directeur. » Quelle pitié ! Un homme de quarante ans réduit à se défendre comme un petit garçon. Pitoyable ! Minable personnage avec lequel nous sommes solidaires, non pas parce que nous avons l'âme viscéralement contestataire et que nous détestons par principe l'autoritarisme des patrons et l'humiliation faite aux petits. Anis Zaki a une profondeur dans laquelle Naguib Mahfouz nous plonge dès le début du roman. Visité de l'intérieur, le fonctionnaire nous entraîne dans un passé où l'être s'est abîmé à jamais. Les chers parents laissés au village, la mort de sa femme et de son enfant : ces raisons pourraient déjà expliquer la « maladie » de Zaki. A cette douleur personnelle s'ajoute celle de la conscience d'avoir perdu l'Egypte et son ancienne gloire. Double dégradation, privée et historique, qui nous place au cœur de la dérive sur le Nil, et qui concerne aussi bien l'écrivain que son personnage. Anis Zaki est entré en fumerie comme on entre en exil. Dans les archives du jour, les mots ne peuvent s'inscrire, se diluant dans la poussière et les mensonges. La page restera donc blanche en ce mois d'avril qui est pourtant, pour tout le monde, le signal d'un renouveau printanier. « L'hiver et la nuit sont là, je les porte en moi, et, noir sur blanc, je consigne dans la marge de mon existence ordinaire mes rêves enfumés. Je suis là, parmi vous, miraculeux, traversant sans fusée l'espace interplanétaire. » Personnage miraculeux, exilique, centre de la narration, axe fixe autour duquel circulent les futilités dans le confort mortel de la poussière et des mensonges. Avril ou pas, tous les mois se ressemblent en situation d'exil. Les saisons passent, Anis Zaki reste arrimé à une berge du Nil sur sa péniche-fumerie qui ne bouge pas. Il fait définitivement chambre à part, réalisant son incompatibilité avec le cours normatif et répétitif de la vie humaine. Personnage excentrique, excentré, Zaki s'est bâti une place forte qui est le seul endroit où il peut exister. Inutile donc de suivre les indications trop explicites données par le titre du roman. Naguib Mahfouz est comme Stephen, le jeune héros railleur de Joyce. Il dit : « Je vais te dire ce que je veux faire et ce que je ne veux pas faire. Je ne veux pas servir ce à quoi je ne crois plus, que cela s'appelle mon foyer, ma patrie ou mon église. Et je veux essayer de m'exprimer sous quelque forme d'existence ou d'art, aussi librement et aussi complètement que possible, en usant pour ma défense des seules armes que je m'autorise à employer : le silence, l'exil et la ruse. » Le silence ? Regards résolument tournés vers l'intérieur, j'apprends à vivre avec mon pays et non dans mon pays. L'exil ? Oui, chez moi, accroché aux rives d'un fleuve millénaire et désinvolte, incapable d'arrimer le présent à quelque chose de solide. La ruse ? L'artifice d'un paradis littéraire qui me pousse dans les bras d'un petit fonctionnaire de rien du tout qui ne se trompe pas de page au moment d'éprouver l'angoisse de l'écrivain. C'est la vie réelle qui dérive et donne le vertige. C'est elle qui plante dans le cœur le désir d'une chambre à soi, un lieu où, obstinément installé dans la marge, l'intellectuel refuse les compromissions inscrites sur le cahier des charges humaines. Ce n'est pas toujours confortable, mais cela vaut toujours mieux que le confort mortel de la poussière et des mensonges en plein mois d'avril. Joli mois d'avril. Ah ! que vienne le printemps pour les hommes.