Rouiched avait neuf ans quand Charlie Chaplin débarqua à Alger pour inaugurer l'hôtel Aletti. On peut l'imaginer, petit yaouled miséreux de la Casbah, se faufiler entre les jambes des adultes, dans cette foule impression-nante, pressée sur le Front de Mer pour voir débarquer au port la première star de l'histoire du cinéma. C'était en 1930, l'année du centenaire de la colonisation, fêté en grande pompe. La venue du grand acteur devait sans doute donner à la célébration une aura internationale. Sauf que le désir de frapper les esprits, comme par une erreur de casting avait été détourné par l'envergure de l'invité. Le symbole universel de Charlot, toujours en butte aux méchants, aux oppresseurs et à toutes les injustices ne cadrait pas tout à fait avec ce décor de kermesse coloniale. Des témoignages de vieux algérois rapportaient que les « messieurs-dames » avaient été quelque peu indisposés par l'incursion indue d'indigènes. Les premiers étaient venus voir la vedette, les seconds l'icône des pauvres et des déclassés. Etait-il là, le petit Ahmed Ayad qu'une dure vie avait précocement fait grandir comme tant d'enfants d'Alger qui ciraient les souliers, portaient des sacs ou des couffins ou lavaient les sols ? En tout cas, la vie et l'œuvre de Charlie Chaplin l'ont marqué de plusieurs manières et leurs parcours se sont symboliquement croisés. Comme le petit Londonien, né dans le quartier infréquentable de Walworth, et qui avait connu la faim et l'orphelinat, Rouiched avait eu « mille métiers, mille misères » comme on disait alors. Comme lui, il avait emprunté les chemins du comique pathétique et l'avait mis entièrement au service des petites gens, ainsi que le montre Bouziane Ben Achour (lire ci-contre). Tous deux n'ont pas cessé d'interpréter leurs propres personnages, poussant l'identification acteur-rôle au bout de sa confusion, sans jamais lasser. Ils partagent aussi le fait d'avoir été des acteurs mais aussi des créateurs, d'avoir été autant hommes de scène que d'écran, d'avoir chanté et joué. On peut ajouter que longtemps, Rouiched avait porté la moustache de Charlot, mais celle-ci appartenait sans doute à toute une génération. On dit de l'anguleux Mohamed Touri qu'il avait été le Buster Keaton algérien. A maints égards, Rouiched fut notre Charlie Chaplin. Il n'en eut jamais la dimension internationale parce qu'il n'eut pas la chance, comme son alter ego anglais, d'avoir eu des parents du music-hall qui, bien que défaillants, servirent de modèle et d'introducteurs au spectacle. Rouiched, surtout, n'était pas né du bon côté de la planète et, même si Charlie Chaplin appartenait aux misérables, c'était encore ceux d'un Empire qui avait ses introductions dans le Nouveau Monde, ne serait-ce que par la langue. Le talent, hélas, peut parfois trouver ses limites dans l'histoire et la société. Et si Rouiched n'en a que plus de mérite, l'on peut se demander combien, aujourd'hui, dans nos rues, errent de potentiels Chaplin, de probables Picasso et d'éventuels Mozart ?