Vous avez effectué un travail de recherche sur la communauté mozabite, quelle est la composante sociologique de Ghardaïa ? Les Ibadites n'ont jamais vécu seuls dans la vallée du M'zab. Ils y ont vécu avec les Chambas, les Beni Merzoug… Cette vallée du M'zab n'a pas connu, comme tous les territoires du Sud, la même désarticulation que le reste de l'Algérie du Nord durant la période coloniale. Les communautés ont donc conservé des institutions locales, une forte solidarité entre leurs membres, un contrôle social : des modes de vie et de habiter. Depuis la fin des années 1950, la base démographique s'est fortement transformée dans la région du fait de la découverte du pétrole à Hassi R'mel, et aussi, plus tard, par la création du chef-lieu de wilaya à Ghardaïa. Par ailleurs, nous sommes globalement dans une période de crise qui a provoqué un gros afflux de populations dans la région. Ces populations sont venues dans des conditions difficiles parce que paupérisées, vivant en dehors de toute affiliation à un groupe organisé. Placées dans des contextes difficiles, les nouveaux venus se sont retrouvés, au M'zab, dans une région relativement organisée où il y a des institutions locales et où la solidarité est un vrai mot, notamment la solidarité à l'intérieur des aachira. Venant de régions désarticulées, déstructurées, où il y a eu une paupérisation qui a entraîné une espèce de désaffiliation sociale, ils se retrouvent donc dans une région où il y a relativement de la structure et face à une population qui est là depuis des centaines d'années pour ne pas dire plus, qui travaille, qui a organisé ses ressources économiques, donc forcément qui a une position dans cette place. Les maisons, les revenus, la culture, les assemblées, tout cela c'est le résultat de siècles de travail. Donc dans ce contexte, qu'on peut observer même à Alger où les villes n'arrivent plus à absorber les nouveaux migrants, parce qu'il y en a trop et ils sont désaffiliés, et aussi il n'y a pas de structures de solidarité ni d'institutions sociales fortes en mesure de les aider. Il y a forcément des conflits qui naissent et ensuite des manipulations sur ces conflits ou sur les façons de les vivre qui vont passer soit par le religieux, par le doctrinal ou le conflit social. Les formes que cela prend ensuite sont à déplorer. Mais c'est d'abord le résultat des grandes crises qu'ont vécues les autres régions et de l'absence de solidarité mais aussi, je tiens beaucoup à cette hypothèse, ces convulsions sont l'expression de la destruction des institutions locales au bénéfice d'institutions nationales qui n'atterrissent pas sur le local, qui finalement n'ont pas d'implantation dans le tissu social. Donc les gens qui viennent d'ailleurs et qui n'arrivent pas à s'organiser et à se structurer pour vivre ont le sentiment d'être abandonnés et se retrouvent face à une population qui est là et travaille depuis des siècles. Alors on fait payer à ce groupe qui travaille et qui est organisé des problèmes qui en réalité concernent bien des régions. Il s'agit, il faut le rappeler, de difficultés qui dans les autres régions d'Algérie s'expriment aussi par les émeutes. Mais des violences intercommunautaires éclatent de manière sporadique dans cette région qui est pourtant réputée pour être pacifique et peu encline aux mouvements de violence... Ce n'est pas l'ibadisme qui rend violents, mais en situation de conflits, les gens se défendent. Quand vous êtes attaqués dans votre maison, quand on attaque votre famille, quand on attaque un groupe comme ça, en le stigmatisant, il se défend et c'est légitime. Même le groupe le plus pacifique se défend, n'importe qui se défendrait dans des conditions d'agression. Il y a des agressions qui naissent de la mise sur un même territoire de populations qui n'ont pas les mêmes conditions. Quand on vous met des enfants en prison, quand on vous agresse dans votre maison, quand on vous fait quitter Berriane, vous imaginez les familles ibadites qui ont dû quitter Berriane pour aller se réfugier en dehors de cette ville alors qu'il y a des siècles que leurs ancêtres s'y sont installés, ont construit Berriane, ont travaillé sur ses palmeraies pour les faire vivre, pour les rendre productives. Vous imaginez la violence matérielle et symbolique que cela signifie. Pensez-vous que ce soit l'ibadisme en tant que rite qui est ciblé par ces excès de violence ? Je pense que ce qui est ciblé, c'est la modification agressive des conditions sociales pour chacun des groupes. On est dans un groupe qui, depuis longtemps, contrôle aussi bien les entrées que les sorties de la communauté sur un territoire qui était maîtrisé par des institutions avec des modes de mise en valeur. Et avec Hassi R'mel, le terrorisme et le chef-lieu de wilaya de Ghardaïa avec toutes ces conditions qui se sont développées, beaucoup de gens sont venus s'installer car ils n'avaient pas de conditions d'existence ni de structures de solidarité aussi fortes. Je pense en tant que sociologue qu'il y a toujours des raisons sociales pour expliquer la violence. Mais le danger aujourd'hui réside dans le fait que ces violences ont émané des mosquées ? C'est justement là où les institutions de l'Etat sont interpellées, pour garantir la paix sociale. Les mosquées relèvent, me semble-t-il, du ministère des Affaires religieuses. Il faut interpeller le ministère de tutelle, les institutions de l'Etat de façon générale. Comment se fait-il qu'on puisse parler ainsi d'un groupe social qui est une part de nous et qui n'a pas à le démontrer. Notre hymne national a, je vous le rappelle, été écrit par un Ibadite. C'est la nation même qui est atteinte dans son cœur. Ce sont tous des enfants de la nation algérienne. C'est l'idée même de la nation qui est atteinte et c'est le rôle des institutions de l'Etat que d'être garantes de cette nation et de la sécurité de ses membres. Qui a intérêt aujourd'hui à manipuler cette région ? Je n'ai pas de réponse à cela. Je n'ai pas fait d'enquête policière. Ce que je peux savoir, c'est qu'on manipule dans cette région comme on manipule dans toute l'Algérie. Mais qu'on manipule sur des souffrances réelles, sur des difficultés réelles que rencontrent les populations. C'est de cela dont il faut se rendre compte. Que les émeutes de Ghardaïa sont similaires aux émeutes dans toute l'Algérie. Il n'y a pas seulement celles de Berriane, il y en a partout. Il faut savoir garder son calme et faire preuve de raison. Et surtout arrêter de stigmatiser en termes d'écoles doctrinales. Il faut se rendre compte qu'il y a un malaise que tout le monde décrie tous les matins et à travers la presse. Il y a des mouvements sociaux à travers le pays comme il y en a aussi dans la vallée du Mzab. Cela est d'abord l'expression d'un malaise social mais également de la faiblesse des institutions. Le fait que le rite ibadite ne soit pas reconnu de manière officielle expose-t-il les Mozabites à ce type de violences ? Il me semble qu'officiellement le rite ibadite est reconnu et représenté au Haut conseil islamique. Lorsqu'il y a des affrontements ailleurs, il est fait mention dans la presse uniquement d'Algériens. Aussi la seule attitude juste consiste-elle à exiger, comme à chaque fois, une égalité de traitement pour tous les Algériens et le droit à la protection, à la justice. Ce sont des demandes à adresser aux représentants de l'Etat sur tout le territoire. A chaque fois que ces droits ne sont pas garantis, c'est la nation tout entière qui est fragilisée et pas seulement celle de Berriane. Pourquoi Berriane plus qu'une autre localité de Ghardaïa ? Berriane et sur la route de Hassi R'mel, à près de 50 kilomètres de Ghardaïa, et elle a beaucoup perdu de son caractère de cité. Une des protections des populations, dans notre histoire urbaine, sont les ksour, une forme de clôture de protection. Cette logique de constructions existe encore dans certaines vieilles cités et permet une relative homogénéité des populations. Berriane, comme d'autres vieilles villes, a connu une urbanisation rapide, qu'elle n'a pas pu maîtriser. Vous savez, la démographie explique beaucoup de choses, celle des minorités en particulier. Seul un accès égal aux droits, garantis par les institutions de l'Etat, peut permettre la paix sociale. Nous avons besoin d'un plus grand respect envers les institutions locales et d'une plus grande réflexion sur leur fonctionnement, dans une perspective de dynamique sociale.