Nicolas Bancel, historien, spécialiste d'histoire coloniale et post-coloniale et d'histoire du corps, professeur ordinaire à l'université de Lausanne (Suisse), Centre d'histoire international et d'études politiques de la mondialisation, professeur invité à l'université de Californie Los Angeles (UCLA, Etats-Unis), co-directeur du groupe de recherche Achac. L'ouvrage Sexe, race et colonies a bénéficié ces dernières semaines d'un large écho dans la presse. Publié par les éditions La Découverte, à Paris, ce beau livre, sur un sujet bien triste lié à la colonisation, porte en sous-titre La domination des corps du XVe siècle à nos jours. Pour l'éditeur, «ce livre s'attache à une histoire complexe et taboue. Une histoire dont les traces sont toujours visibles de nos jours dans les enjeux post-coloniaux, les questions migratoires ou le métissage des identités».Il a été édité sous la houlette de Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Dominique Thomas, Christelle Taraud et Nicolas Bancel. Nous avons demandé à ce dernier de nous en dire plus.
Pour parler de cette domination des corps dont la colonisation a été un vecteur connu depuis déjà longtemps, avait-on besoin d'un tel ouvrage ? Ce sera aux lecteurs de répondre à cette question. Mais l'ouvrage constitue un projet différent. Nous avons choisi volontairement une perspective transnationale et, en partie, comparative. Tous les empires y sont traités, Empires français, britannique, allemand, hollandais, espagnol, portugais, japonais, auxquels s'ajoutent les Etats-Unis, que nous avons considérés comme un empire, d'une part parce qu'ils se construisent sur la conquête coloniale, au détriment des populations amérindiennes, et d'autre part parce que les Etats-Unis s'étendent au-delà des mers, avec la conquête de Guam, par exemple. De fait, la question amérindienne, mais aussi l'esclavage des Noirs impliquent une configuration comparable avec les possessions des autres empires coloniaux. L'idée était de comprendre comment l'imaginaire sur les «autres», depuis l'esclavage et jusqu'à la période coloniale, circule, tout en tenant compte des spécificités historiques de chacune des ères considérées. L'iconographie que nous montrons et que nous analysons est également, pour la plus grande part, inédite. Ce fut un travail énorme, puisque nous avons exploré plus de 300 fonds d'archives, visionné des centaines de milliers d'images, pour finalement en sélectionner 70 000, avant de réduire le corpus aux 1200 présentées dans le volume. Tous les supports sont représentés : cartes postales, affiches, photographies, peintures, sculptures, objets du quotidien, journaux…, choisis en fonction de leur impact social et de leur rôle dans l'histoire visuelle. Nous avons pris le soin de contextualiser ces images, de les analyser à travers 24 textes majeurs et plus de 100 notices. L'ouvrage, en outre, débute avec les grandes découvertes et s'achève durant la période post-coloniale. A ma connaissance, c'est le seul ouvrage aujourd'hui disponible qui propose à la fois cette perspective transnationale, présente un corpus d'une telle dimension et qui est organisé autour d'un va-et-vient permanent entre textes et images. Nous abordons ainsi à la fois l'histoire concrète — des esclavages, des colonisations, des décolonisations et de la période post-coloniale — tout en analysant en profondeur l'imaginaire de la domination des corps que cette histoire à rendu possible. Mais nous ne prétendons nullement avoir tout cerné, tout dit. Heureusement ! Ce livre n'est pas, comme tout ouvrage historique, un point d'arrivée, mais un point de départ. On espère que ce sujet, déjà exploré en partie par des auteurs (dont beaucoup sont présents dans le livre) sera mis à jour par l'ouvrage et suscitera des vocations de recherche. Dans l'apport de 97 contributeurs, quelles sont selon vous les principales nouveautés de connaissance historique que recèle le livre ? Comme indiqué précédemment, c'est à la fois la dimension transnationale et comparative qui constitue une réelle nouveauté. Mais, sans doute plus encore, c'est la mise à jour d'immenses corpus iconographiques. Il me semble aussi que l'ouvrage permet de prendre la mesure de l'importance du sujet : ces images ont circulé en Occident, mais aussi au Japon ou aux Etats-Unis pendant toute la période. L'intérêt est ainsi de montrer l'interconnexion mondiale de cet imaginaire et d'en faire ressortir les principales thématiques visuelles. Il me semble que le livre apporte des éléments nouveaux sur les réglementarismes coloniaux, l'organisation des systèmes prostitutionnels, la gouvernance de la sexualité, la gestion des régimes matrimoniaux, ou encore l'économie sexuelle des répressions coloniales. Je pense que l'on comprend mieux avec cet ouvrage la conquête et la gestion des corps, l'incroyable pouvoir des colons et la liberté sexuelle dont ils disposaient dans des situations exceptionnelles — esclavage, colonisation — capables dans les colonies, tout à fait «normalement» de transgresser toutes les règles qui s'imposaient pourtant à eux dans les métropoles. Mais nous montrons là aussi, à l'aide de vastes corpus iconographiques, les résistances et les transformations contemporaines, quoiqu'il subsiste des phénomènes massifs — le tourisme sexuel par exemple — dont il faut saisir la généalogie dans cette longue histoire. Aux XIXe et XXe siècles, les images d'exploitation se propagaient via les cartes postales notamment ; pourquoi n'y a-t-il pas d'interdit malgré les lois anti-pornographiques ? Parce que le statut des populations extra-européennes est vacillant. Il ne faut pas oublier que le XIXe siècle est celui de plusieurs phénomènes concomitants : le développement d'une part de l'anthropologie raciale, dont les prémices remontent à la fin du XVIIIe siècle, mais qui s'institutionnalise dans la seconde partie du XIXe siècle, partout en Europe, mais aussi aux Etats-Unis et au Japon. Cette «science des races», qui établit des hiérarchies entre celles-ci et certaines «races», se trouve être dans une position intermédiaire entre l'animalité et l'humanité (la question du «chaînon manquant», c'est-à-dire de la «race intermédiaire» entre les grands singes et l'homme sera successivement résolue en désignant les Hottentots, puis les Kanaks, comme étant ce fameux «chaînon manquant»). En règle générale, plus on s'éloigne du modèle racial européen et plus on s'éloigne des mœurs réglées et de la civilisation, et donc, plus on se rapproche de l'animalité, de l'instinctif, du pulsionnel. On conçoit donc que, pour ces raisons de différences raciales, mais aussi sous couvert d'ethnographie, il soit licite d'éditer des cartes postales exotico-érotiques. Ce serait évidemment impossible avec des femmes blanches, la censure étant très sourcilleuse sur les questions de moralité. Par ailleurs, durant cette seconde partie du XIXe siècle et jusqu'à la fin de l'entre-deux-guerres, le phénomène des exhibitions ethniques ou «zoos humains» se développe pour devenir un véritable système : entre 1876 et la fin de l'entre-deux-guerres, des milliers d'indigènes sont employés dans ces spectacles, dont on peut estimer le public, sur toute la période, à environ un milliard cinq cents millions. Or, ces spectacles — avec des variations importantes — font en grande partie recette grâce à l'érotisation des corps ethnicisés. Montrer la poitrine de femmes «sauvages» est parfaitement toléré, et les hommes sont également très dévêtus. Là aussi réside une attirance trouble et licite pour ces corps. C'est dans ce contexte qu'on peut exhiber sans pudeur des femmes sur ces cartes postales : l'Occident s'arroge le droit de projeter des fantasmes, une libido, sur ces femmes, mais aussi ces hommes. Et nous n'évoquons pas, là encore, un phénomène anecdotique : les cartes postales «exotiques» éditées en France sont très nombreuses : plusieurs centaines de clichés, dont certains sont tirés à 30 000, voire 40 000 exemplaires. A tel point qu'elles deviendront célèbres dans le monde entier sous la dénomination «french postcards». Vous publiez des photos d'attouchements de femmes algériennes pendant la Guerre d'Algérie. Comment ce fonds iconographique est-il arrivé jusqu'à nous ? Ces images sont très rares. Il y a peu d'images d'appelés qui violentent les femmes algériennes (ou dans certains cas les hommes), mais dans quelques cas il existe des photos qui sont d'ailleurs connues et qui avaient été publiées. Nous avons simplement cherché les ayants droit du photographe pour les publier, mais nous n'avons pas pu avoir plus d'informations sur le contexte de ces images. Pourquoi ces photographies ont-elles été prises ? Est-ce pour dénoncer ces actes ? Pourquoi le photographe les a-t-il diffusées ? Il est aujourd'hui décédé et sa veuve n'en savait pas plus. A la sortie de Sexe race et colonies, vous attendiez-vous à susciter une polémique au sujet notamment des images nombreuses que vous publiez dans l'ouvrage mais aussi sur le fait que sur ce thème assez pénible il s'agit d'un «beau livre» ? A vrai dire, non. Le statut de l'image en histoire n'est pas encore très clair, et nous avons beaucoup discuté entre nous de la nécessité de publier ces images. Il n'y avait que deux solutions : les publier ou pas. Nous avons choisi la première option, car nous considérons qu'il est indispensable de voir «l'objet du délit». C'est une démarche phénoménologique, pourrait-on dire : pour aller au fond des choses, il fallait rendre visibles ces images. De plus, nous pensons qu'il s'agit d'un matériau, d'une source d'archives indispensable, surtout pour un sujet tel que celui qui est traité dans l'ouvrage. Et nous voulions présenter ces images dans de bonnes conditions, c'est-à-dire dans des conditions de lisibilité qui soient équivalentes à celles prévalant au moment de leur parution. Enfin, ces images sont présentées accolées à 24 textes majeurs qui viennent les contextualiser et une centaine de notices qui permettent de les analyser et, nous l'espérons, de prendre suffisamment de recul pour les objectiver.