Elaine Mokhtefi a été la femme de confiance d'Eldridge Cleaver, leader des Black Panthers, durant ses années algériennes, elle a recueilli la déclaration de Che Guevara annonçant sa visite de la capitale algérienne, elle a assisté au mariage peu conventionnel de Ben Bella et à la vie dissolue de Timothy Leary, pape du LSD, réfugié à Alger, elle était avec Nina Simone et Archie Sheep au cours du Festival panafricain et au chevet de Frantz Fanon souffrant de leucémie… Bref, la jeune Américaine, arrivée à Alger en 1962, a vu l'histoire défiler devant ses yeux «comme une mouche collée à la vitre». Elle raconte les gloires et les misères de l'Algérie post-indépendance avec simplicité, justesse et générosité. Marquée dès son enfance par le racisme dans l'Amérique conservatrice des années 40′, elle développera une sensibilité accrue aux injustices dans son pays et dans le monde. Résolument de gauche, elle développe des amitiés internationales à travers ses activités militantes. Partie en France, la tête pleine d'idéaux, elle n'y trouvera que la grisaille et la tristesse de l'après-guerre. C'est à Paris qu'elle prend conscience de la lutte anticoloniale qui se jouait en Algérie. Un sujet qui divisait toute la France et toute l'Europe, voire le monde. Mokhtefi souligne le rôle crucial de l'internationalisation de la cause qui, souvent avec des moyens dérisoires, assurait des victoires décisives. Elle rapporte par exemple l'escapade new-yorkaise des jeunes M'hamed Yazid et Hocine Aït-Ahmed en 1955. Parlant à peine l'anglais et survivant avec des sandwichs au beurre de cacahuètes, ils obtiendront un bureau à l'ONU et l'inscription de la question algérienne sur l'agenda de l'Organisation internationale. Tout le livre est ainsi truffé des victoires incroyables de ces «citoyens de beauté» (Sénac) d'Algérie et du monde en lutte pour la justice et la liberté. Pour le lecteur algérien, Algiers Capital of the Third Worl permet de revenir sur une époque qui porte en elle la grandeur et les contradictions de l'Algérie indépendante. Evidemment, l'Algérie était “la Mecque des révolutionnaires” ou, pour utiliser l'expression plus précise de Mokhtefi, «La capitale du Tiers-Monde». Un soutien sans condition était apporté à toutes les luttes émancipatrices en Afrique, en Palestine et en Asie, mais aussi en Amérique du Sud, aux USA et en Europe. Malgré les «écarts» des Black Panthers à Alger, notamment un meurtre, des détournements d'avions et une lettre à Boumediène, aucun des membres n'a été expulsé du pays. Tout cela est vrai. Il est vrai aussi que le pays continuait à être géré dans une logique de guérilla à coups de complots, d'intrigues et de coups d'Etat. Plus qu'un Etat autoritaire, c'est surtout «l'improvisation» généralisée qui saute aux yeux dans le récit de Mokhtefi. Elle raconte les grands projets lancés chaque jour et abandonnés le lendemain, les multiples bureaux et agences étatiques qui avaient des noms, des bureaux et des budgets, mais pas de fonction. Elle nous dit aussi l'écart entre une élite progressiste qui ne prenait pas toujours en compte l'attachement aux traditions de la société algérienne. Ce que Mokhtefi dit de l'Algérie sous Ben Bella, puis Boumediène, reste éclairant pour comprendre notre actualité. On y trouve les sources de nos idéaux et la mécanique de nos échecs. Disons enfin que Algiers est un livre d'amour. Son métier de journaliste (à l'APS dans le magazine Sud et ailleurs), contraint certes l'auteur à porter une attention particulière aux faits, à poser le contexte et à multiplier les sources. Cela dit, l'émotion affleure à la surface de son écriture dans plus d'une page. Enthousiasme pour un pays naissant et un peuple épris d'égalité. Admiration de grands hommes et générosité devant leur petitesse. Enfin, son grand amour de mari. Le même idéal de justice guidant la vie privée et publique se retrouve d'ailleurs dans les mémoires du regretté Mokhtar Mokhtefi J'étais un Français musulman chez Barzakh. Le couple installé à New York a usé ses semelles, marchant pour toutes les causes justes, tant qu'il en avait la force. «Chaque matin, mon premier geste dans mon appartement sur la Upper West Side de New York, après avoir dit bonjour au portrait de Mokhtar sur le mur, est d'allumer mon ordinateur pour lire El Watan». L'histoire d'amour d'Elaine Mokhtefi avec l'Algérie n'est pas finie. Elle a enfin obtenu son visa et pourrait bientôt revenir après des décennies d'absence. Algiers Third World Capital a été publié en anglais aux éditions Verso. La publication d'une version française, de même qu'une traduction vers l'arabe, seraient salutaires.