Susan Sontag est une intellectuelle américaine de gauche qui a constamment refusé de se taire devant la douleur des autres, devant l'injustice et l'impunité des hommes lorsque ces derniers créent des tragédies. A l'âge de 71 ans, Susan Sontag s'est éteinte le 28 décembre dernier dans un hôpital new-yorkais laissant derrière elle une œuvre conséquente où la langue de bois n'est pas de mise, sur des questions intérieures américaines ainsi que sur des questions internationales brûlantes. Essayiste, romancière, metteur en scène, amie de Roland Barthes et proche des intellectuels français, elle a su développer un discours anticonformiste aux Etats-Unis, dans une langue concise, claire, avec un sens de la formule qui a fait d'elle une invitée convoitée dans les médias américains et européens. Sa position contre la torture, son indignation contre le malheur que vit le peuple palestinien et son refus de la guerre en Irak lui ont valu de nombreuses menaces de mort. Pour cette chronique, j'ai relu son dernier essai, Devant la douleur des autres, publié en 2003, un ouvrage fascinant qui pose toute la problématique de l'impact de l'image et de la photo de guerre dans le monde d'aujourd'hui. En effet, les différentes images de conflits, de tragédie humaine, de catastrophes naturelles qui montrent des corps défigurés, massacrés, ensanglantés, inanimés qui déferlent sans arrêt à la télévision et dans les tabloïds posent le problème de leur pertinence et de leur utilité. Susan Sontag réfléchit sur leur influence à l'heure du satellite où l'information devient planétaire, quasi instantanée et surtout répétitive. La question est pertinente d'autant plus que Susan Sontag remonte le temps, menant sa recherche en abordant le problème sous l'angle philosophique et politique. Elle analyse avec finesse la relation que peut avoir l'image sur le psychologique et se demande si l'image peut provoquer l'action afin d'arrêter les massacres. Devant la douleur des autres retrace la souffrance rapportée d'abord par la peinture puis par la photo et l'image télévisuelle. Susan Sontag pose une question récurrente mais pas naïve : pourquoi fait-on la guerre ? Et ensuite elle s'interroge pourquoi la vision et la connaissance des horreurs de la guerre par photos rapportées n'arrêtent pas les guerres. Pourquoi est-ce que toutes ces images qui choquent n'influent pas sur les hommes qui pourraient ainsi cesser de se combattre ? La question est certes difficile. Tout au long de cet essai, Susan Sontag tente de comprendre en fouillant la mémoire de l'histoire, en faisant un travail de recherche sur la photo et de son influence, depuis son invention en 1839, en passant par les photos-chocs de Robert Capa pendant la guerre d'Espagne. Elle analyse la relation entre l'image et la guerre en rappelant l'écrit de Virginia Woolf Trois Guinées dans lequel la romancière anglaise réfléchit sur les effets des premières photos dans les journaux, de soldats de la Première Guerre mondiale morts au front. Si Virginia Woolf pense que la guerre est d'abord un jeu d'hommes, « que la machine à tuer est sexuellement déterminée, du genre masculin ». Les récentes images de torture d'Irakiens par des GI's femmes montrent que ces dernières se sont rattrapées malheureusement. En tant que femme, Virginia Woolf s'interroge : « Que pouvons-nous faire pour empêcher la guerre ? » Est-ce que l'image suffit pour cesser toute belligérance ? La réponse est clairement non comme le démontre l'histoire : Deuxième Guerre mondiale, guerre du Vietnam, guerre en Bosnie, en Irak et ailleurs. Susan Sontag cite ces guerres, les dénonce et questionne sans relâche le rapport de l'homme et de son savoir par l'image. D'une actualité brûlante, cet ouvrage dénonce le spectacle de l'horreur, de ces guerres qui arrivent dans nos salons douillets, aujourd'hui encore plus qu'hier : « Etre le spectateur des calamités constitue une expérience moderne, étant donné l'offre accumulée, depuis plus d'un siècle et demi, que nous font ces touristes professionnels, spécialisés, appelés journalistes. Les guerres, à présent, sont aussi le spectacle son et lumière de nos salons, ce qui génère une réaction de compassion, d'indignation, de curiosité ou d'approbation, au moment où chaque détresse devient visible. » Le problème, c'est que ces sentiments et ressentiments n'arrêtent pas les souffrances. La question de la manipulation de l'image est pertinente lorsque Susan Sontag montre que si certains pays refusent de faire la guerre, en Irak par exemple, d'autres utilisent l'image pour justifier cette guerre, mais en ne montrant qu'un aspect des réalités de la guerre. Susan Sontag écrit : « Lorsqu'une guerre est impopulaire, le matériau rassemblé par les photographes, en ce qu'il peut servir à révéler le conflit, est très utile. » Malgré toutes les images d'horreur, la guerre est toujours la norme, la paix étant l'exception. Susan Sontag questionne encore et encore : « Que faire du savoir que nous communiquent les photographies de souffrances lointaines ? » Ces images rassurent ceux qui les regardent. Le fait d'être hypersaturé d'images amoindrit l'aptitude « à ressentir, à maintenir notre conscience à son niveau de vigilance ». Susan Sontag déplore que la réalité a abdiqué au profit du spectacle. Cependant, son ultime message reste combatif, car nul n'est innocent et qu'il « faut prendre du recul et réfléchir » pour toujours dénoncer. Un essai à méditer, pour un monde meilleur et pour lequel Susan Sontag s'est battue toute sa vie.