Dans sa préface au livre de Françoise Renaudot L'histoire des Français d'Algérie, Jules Roy explique que si certains intellectuels se sont, à un degré ou à un autre, désintéressés du fait colonial, d'autres, par contre, l'ont approuvé. «Alphonse Daudet est horrifié par l'odeur d'absinthe et de la caserne d'Alger, quand Horace Vernet, Raffet et Chasseriau, eux, glorifient l'armée coloniale. Xavier Maunier, ô comble de l'iniquité ! justifie même les enfumades du Dahra.» Jules Roy écrit plus loin : «Gérard de Nerval recule pour un reportage sur l'Algérie et Stendhal, non plus. Alexandre Dumas assiste au débarquement des survivants de la colonne Montagnac et Théophile Gauthier rapporte que l'Algérie est un pays superbe où il n'y a que les Français qui sont en trop.» D'après le même auteur encore, Flaubert, quant à lui, en Algérie, sur sa route vers Tunis, voyage dont sera inspiré Salammbô, vitupère les fonctionnaires coloniaux en s'écriant : «Quel voyage, quelle société !» Une autre page plus loin, l'auteur poursuit : «Fromentin, lui par contre, n'aime que les Arabes.» Et alors que Victor Hugo (dont l'inspiration s'est subitement tarie) «ne souffle mot sur l'expédition, Alfred de Vigny écrit quand même un vers : la France, en gémissant, rase les champs arabes». Et oui, ni plus, ni moins qu'un vers pour une drôle de guerre ! Et l'auteur de conclure : «L'Algérie se fera donc en quelque sorte en dehors de la France qui l'abandonnera aux militaires pour qui c'est un véritable champ de manœuvres et aux politiques qui y verront un dépotoir ou un mirage…» La brise de Germinal doute d'une évidence Aussi ne voilà-t-il pas qu'en 1898, Emile Zola prend le parti du capitaine Dreyfus, accusé injustement d'intelligence avec l'Allemagne et déporté sur l'île du Diable. Il accuse ses compatriotes d'antisémitisme. Zola va mener un combat singulier, mémorable et tellement honorable, parce que juste et digne à la fois. Pourtant, il semble que la lecture des récits des grands officiers de l'armée française (colonel Forey, commandant Westée, commandant Lioux, capitaine Clerc…) ne l'ait point, un tant soit peu, insurgé. Tous ont pourtant relaté avec minutie dans leurs carnets des campagnes africaines les méfaits d'armes macabres des troupes françaises du début de la conquête en Algérie. Ils on écrit : «… Nous avons ravagé… Nous avons pillé… Nous avons brûlé… Nous avons violé… Nous avons enfumé… Nous avons comptabilisé…» (in Algérie, Nation et société, Mustapha Lacheraf). Pratiques barbares, odieuses et si révoltantes que les officiers exécutants s'en sont offusqués. «Le soldat excité par l'apport du pillage se livre aux excès les plus grands» ou encore «J'avoue que j'ai souvent de la peine à bien conduire les misérables soldats que, dans la majorité des cas, on faisait sortir de prison, car chaque chef de corps peut agir comme bon lui semble» (dixit colonel Canrobert). Les enfumades de 1844 dans les monts de Miliana des troupes du colonel Pélissier et celles de 1845 des monts du Dahra du colonel Cavaignac donnent la nausée et incitent, au moins, à une mutinerie de l'esprit. Elles n'ont point réussi à émouvoir la conscience de la noble pensée des mandarins ! En 1936, à 34 ans, voilà l'admirable André Malraux (un des chantres de la culture française contemporaine) qui prend position dans la guerre d'Espagne. Il s'engage physiquement, l'espoir professé sur les ailes d'un coucou, dans des combats contre l'oppression et la dictature du Caudio. C'était effectivement une cause juste et sa position fut admirable, bien qu'en Algérie, les causes nobles existassent tout autant ! L'Espoir, ce palpitant roman de mes 20 ans, renferme malheureusement une drôle de phrase dans la bouche d'un des personnages du roman : «L'amitié, ce n'est pas d'être avec ses amis quand ils ont raison, c'est d'être avec eux, même quand ils ont tort.» Là, je m'insurge en répliquant : «Néhi ! Que non, monsieur de Malraux, ce n'est point une valeur noble que vous transmettez ici à vos compatriotes !» Car, que l'on appuie l'ami dans la gloire et l'infortune, cela est bien ; mais qu'on le supporte, alors qu'il est dans ses torts, cela est mal ! Et, de fait, voilà le sentier qu'emprunte l'Occident, en dénégation totale de la notion, de l'essence même du bien et du mal. On se demande si la vérité ne se trouve pas subséquemment et sournoisement ainsi assassinée. Quelle norme affecter au bien et au mal ? Heureusement qu'il existe de ce côté-ci de la Méditerranée une autre conception du bien, du mal et de l'amitié que celle prônée dans L'Espoir de M. Malraux. A ce sujet, nous instituons tout juste le contraire de ce qui est préconisé par l'Occident : Fais vaincre ton ami à tort ou à raison (hadith), signifie sois avec lui quand il est dans ses droits (Vietnam, Palestine, Afrique du Sud, Timor Est, Sahara-Occidental, etc.). Mais sois à l'encontre de la propre personne de ton ami lorsqu'il a tort : c'est-à-dire aide-le à vaincre sa propre personne (lui faire renoncer ses ambitions égoïstes et son entêtement, vu qu'il aura égaré soit la raison, soit la juste voie !) Fait significatif : lors de l'invasion du Koweït, condamnation de Saddam par la Ligue arabe. Car, hélas ! il semble que ces avatars ne soient point l'apanage des seuls éclairés du XIXe siècle, puisque de nos jours, une même propension à justifier l'iniquité et l'injustice est claironnée au niveau des hautes sphères bien-pensantes. En fait, en France et dans toute l'Europe, le même moule de pensée et un schéma directeur analogue induisent des sentences indignes aujourd'hui encore à l'encontre d'autres communautés, qui fait que certains stratèges se calfeutrent à mettre sur un pied d'égalité oppresseur et oppressé ! Le dernier incident de la dame du RER D au cours du mois de juillet 2004, après qu'il apparut que Marie L., la Dame aux aveux les plus doux, ait manifestement menti et les propos tenus par Dominique Strauss-Kahn qui affirme que «l'agression du RER n'a pas eu lieu mais elle aurait pu avoir lieu» !» renseignent, si besoin est, sur ce que je tente d'expliquer. Ainsi, voilà qu'au pays des droits de l'homme et du citoyen (lequel ?), on incrimine ce qui aurait pu être pour fermer les yeux sur ce qui fut ! Inouï ; car même s'il eût fallu présentement s'en prendre au mode conditionnel, on n'aurait point bénéficié de circonstances atténuantes ! Pour la clarté des concepts, relevons d'ailleurs que les Arabes sont aussi des Sémites au même titre que les juifs. Ce n'est pas tant la déclaration de DSK qui nous eût étonné, du moment qu'elle entretient des motivations intercommunautaires et s'infère de considérations politiques. Ce qui est regrettable ici, c'est l'absence de réaction de l'élite intellectuelle qui n'a pas voulu saisir le gravité de tels propos ; alors qu'à longueur de journée on pointe des dards sur d'autres communautés sur présomption de culpabilité. Rappelons d'ailleurs que, dans le doute, l'Occident stipulait comme option la règle : plutôt punir un innocent que de laisser courir un coupable, on adjurait nos juges, tout juste du contraire, plutôt libérer un coupable que punir un innocent. Mais on n'en est pas là aujourd'hui, hélas ! Camus l'étranger Autre exemple significatif : Albert Camus, du terroir pourtant, a pris un prix Nobel de littérature, à une question sur sa position au sujet du drame algérien, déclare quant à lui : «Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère.» A savoir la France. clair, net et précis ! Et, bien qu'en ce temps-là, l'Algérie fut la France, il est devenu étranger à deux patries en même temps. On finit donc par se cogner la tête contre les murs devant autant de pensées sales. Car, il est pitoyable d'enregistrer que certains intellectuels aient rayonné par un silence aussi complice, du moins tellement propice, à la drôle mission de pacification et de civilisation ! Et dire que beaucoup de choses auraient pu avoir leur cours dévié dans le bon sens, si la probité intellectuelle avait été dans le camp idoine ! Tout dire, écrit Paul Eluard, qui s'insurge en 1944 contre le rendez-vous allemand avec les maquisards du Vercors ! Maître Jean Moulin, vous non plus, vous ne cherchiez pourtant ni la gloire ni la grandeur, vous fûtes la France, c'est tout ! Et vous conviendrez que, quand bien même cet Etat aurait été un instant fardé à Vichy, la nation française n'a jamais, elle, accepté les couches nazies ? Ni vous ni Eluard n'allaient connaître l'humble combat du peuple algérien. Et vous auriez sans doute compris vous ! Car n'était-ce pas aussi votre combat qui se perpétuait sous d'autres cieux, contre un même monstre aux mille facettes ? Et puis, vous vous souviendrez continuellement que, quand il s'agit de la liberté et, bien que les noms soient difficiles, l'affiche est toujours rouge. Par antithèse donc, il est indéniable que les réverbères soient braqués sur ces Français qui se sont insurgés contre la sale guerre d'Algérie. Un conflit entre les ennemis intimes, comme on nous appelle de nos jours. Par amour de la justice et par un souci d'équité ; par devoir de reconnaissance ; pour l'idéal qu'ils ont porté très haut, je voudrais rendre un hommage solennel, spécifique et distingué à ces héroïques Français qui ont pu désinfecter la plaie ouverte de la gangrène du siècle passé. Beaucoup ont connu des déboires à cause de leurs tentatives d'éclairer l'opinion des Français : des gens d'églises (Chaulet, Declereg, Scotto) mais aussi, d'autres ; les Audin, Mandouze, Gauton, Timsit (juif), Perrin, Yveton, Lavalette, Mine, etc. Certains encore, comme Henri Alleg, ont dénoncé la torture par la Question ; tandis que d'autres ont déserté ; se sont engagés avec armes et bagages, tels l'adjudant Maillot ; se sont délibérément opposés en aidant la révolution à ennoblir «Les damnés de la terre», (Frants Fanon) («chaque fois, dit-il, que la dignité et la liberté de l'homme sont en question, nous sommes tous concernés, Blancs, Noirs ou Jaunes». Et que le peuple martiniquais y perçoit ici, de ma part, un hommage et un marque de considération). D'autres encore ont soutenu le peuple en lutte avec les valises diplomatiques des membres du réseau Janson, qui déclarait n'avoir fait que son devoir de mémoire envers sa propre patrie : la France. René Vauthier à vingt ans dans les Aurès, il a fait de sa caméra le témoin de ce combat ; d'autres enfin, épris de paix ou simples objecteurs de conscience, ont déserté par conviction pour ne point cautionner cette guerre injuste ; des sans-parti pris aussi, comme Alain Resnais sur La permission d'Anselme, d'ailleurs refusée. Enfin et bien que tardivement, J.-P. Sartre déclare du lointain Mexique : «Si j'avais été à leur place (les membres du réseau Janson), je crois que je l'aurais fait ?» La synthèse est que autant Vichy fut une imposture à l'égard du peuple français, autant la France coloniale fut une trahison des idéaux inscrits en lettres d'or par la révolution de ce même peuple en 1789. Une forfaiture intellectuelle au regard des soldats purs sangs du Rhin. La réconciliation se lève à l'horizon L'Algérie donc, par reconnaissance et gratitude, doit à tous ceux-ci les égards les plus distingués, car mérités. Elle doit glorifier cette position de légende si louable. La nation française, elle aussi, leur est redevable. Tout autant, peut-être, sinon davantage ! Parce qu'à mon sens, ils furent des partisans sincères, se battant au nom des mêmes idéaux, pour deux valeurs identiques et contre deux forces antithétiques. Les peuples algérien et français, enfin, pour la tresse idéologique de noblesse et d'amitié qu'ils ne doivent malgré tout, jamais laisser défiler ! Malgré la tragédie sanglante, et à la lumière des accords d'Evian, une autre conception devait conduire les deux communautés à cohabiter. Elle allait, hélas, une autre fois avorter sous les coups de boutoir de l'OAS, qui fit rater notre rendez-vous avec l'histoire contemporaine. Mais la vocation des voisins n'est-elle pas de devenir de grands amis ? Gageons que les politiciens et les stratèges des deux rivages concluent que le chemin des écoliers est le plus rude des trajets et décident pour leur peuple un temps supplémentaire. Ce qui est déjà, je crois, la démarche initiée par ces échanges de remarquables intentions et de bonnes actions à la suite de la grandiose manifestation. On ne peut qu'applaudir à la rédaction du traité d'amitié qui se prépare. Sûr qu'il y aura beaucoup de jaloux, mais comme dit un proverbe : Les chiens aboient, la caravane passe. Balayer devant toutes nos devantures Par juxtaposition, il est incontestable d'affirmer que, malheureusement de nos jours, de ce côté-ci, les intellectuels algériens brillent eux aussi par l'absence de courage au-devant de certaines situations de principes. Sur le plan interne, d'abord, c'est une frilosité rédhibitoire et un penchant coutumier qui régentent l'accompagnement de l'élan en cours sur le thème de la réconciliation nationale. De même que sur le plan externe, c'est un vent peu amène, pour ne pas dire franchement hostile, qu'on souffle sur les nouvelles relations avec l'ancienne puissance coloniale, alors que la probité morale eut dicté une prédisposition de principe plus tranchée envers le raffermissement des relations politiques, imprimées par les présidents Abdellaziz Bouteflika et Jacques Chirac. A fortiori, cette position n'est guère convaincante, ni reluisante envers le cas du chanteur français (d'origine algérienne), Enrico Macias. A mon sens, il eut été élémentaire mon cher Watson, et tout aussi élégant, de lui témoigner, dans les colonnes de leurs écrits, sa juste place au sein du tissage culturel algérien. Cela fait avec noblesse et conviction en prenant le parti du droit et de l'équité, sans interlude, ni intermédiaire, ni même interférence d'aucun autre état d'âme. Vu que là est la force du droit ! L'Algérie de la vocation de la tresse des cultures et de prédilection pour la tolérance a assis, durant longtemps, la coexistence des trois religions monothéistes. Elle est aussi celle de cet homme, de ce monument, de ce chantre de la paix entre Arabes et juifs, des belles amours qu'il a si souvent fredonnées en notre honneur et en notre faveur. Oui, nous reconnaissons depuis 1962, à cette perle de la Méditerranée, son rayonnage au sein de nos musés, sa loge au sein de cette nation, même s'il appartient à une autre communauté. Par un retour dans une dignité due à son rang et au vu des égards engagés par son renom, il a le droit de faire son grand voyage fièrement et nulle idée antagonique ne saurait nous être soutenue pour justifier quoi que ce soit. Sinon, donc quels dogmes spirituels prônons-nous et quelles valeurs défendre pour l'universalisme préconique demain ? Depuis le 8 avril 2004, la voix de l'Algérie n'est plus minorée. On a payé rubis sur l'ongle pour se désaliéner d'abord, se ressourcer et s'émanciper ensuite. Il eût fallu que cette pure vérité fût arborée aux générations des deux rives afin que se contiennent ces coups d'épées fourrées et que se consument les hypocrisies de tous bords ! Conclusion Disons, en premier lieu, que les serments relèvent certes de la noblesse d'esprit et de culture, mais tenir leurs brides en cavaliers indépendamment du temps et de l'espace est une autre gageure qui exige des chevaliers de la pensée et de la plume. En second lieu, il est indéniable de faire sereinement son mea culpa et de retenir de cette épreuve ces errements d'acculturation comme ces haltes d'un passé peu glorieux. Enfin, il est urgent que tout doit être mis en œuvre pour cultiver la rémission et installer l'entendement entre nos deux peuples ; de ne considérer que l'avenir. Si une histoire réunit ce que nous avons partagé dans l'infortune, une culture nous engage à coopérer dans la gloire. Voilà les gages de notre volonté d'instituer définitivement des relations dépassionnées. Pour finir ce parfum d'anis, je dédie à tous, en honneur à ceux qui ont encouru l'anathème en bravant la malédiction, à l'engagement héroïque de tous nos compatriotes et valeureux combattants de part et d'autre ; en hommage à leurs belles poésies, à l'amour et à la liberté qui a ému tant de générations au-delà de nos frontières ; pour une humanité délivrée de l'angoisse et de la haine, ce poucet de poème fécondé par un havre de paix.