Plusieurs fois ancien ministres, ancien président du Conseil constitutionnel écrivain et poète, et conseiller du président de la République, Boualem Bessaih nous a laissé extirper de sa mémoire ce que doit être la commémoration de youm el Ilm. Très loin du folklore des traine-savates et du vernis inconsistant des bibliothèques d'apparat où déambulent et errent les faux savants. Ils étale pour notre allégresse la profonde symbolique d'une journée pas comme les autres. Un homme de foi et de sciences, penseur et réformiste, c'est par ces qualités qu'est connu Abdelhamid Ibn Badis, disciple des grands, ensuite maître d'aussi grands. Nombre d'études ont été consacrées à sa vie active et à son œuvre fertile, ajoutant à chaque fois un jalon de plus à la connaissance de l'apport de Ben Badis à la culture islamique. Son action intellectuelle et militante devait contrecarrer, sur le terrain du savoir et de la rigueur scientifique, des théories tendant à maintenir la domination culturelle du dominant sur l'opprimé. Ces théories, du moins ces conceptions, émanaient aussi bien du philosophe que du général, du poète que du diplomate. Il était né en 1889, tout comme Cheikh Bachir El-Ibrahimi ? son ami, son camarade de combat, et à sa mort en 1940, son successeur. Ibn Badis, qui n'en parle pas ? Mais, si le nom est plus connu que l'œuvre, l'œuvre est restée clandestine comme du temps où elle fut accomplie ; une sorte d'auréole continue d'envelopper sa légende, comme si, pour conserver à son action la force persuasive, il fallait qu'elle se tînt dans l'ombre. Il n'est pas aisé, s'agissant d'un homme de stature internationale et d'œuvre variée, aux multiples facettes, d'en élaborer, en quelques lignes, un tableau suffisant. Là n'est pas notre ambition. Ibn Badis a marqué non seulement une époque de l'histoire de notre pays, celle qui se déroule depuis la Première Guerre mondiale jusqu'au début de la seconde, mais aussi celle qui confère à l'Algérie une place notable dans l'ère de la Renaissance arabo-musulmane. Le grand Mohamed Abdou, successeur de Jamal Eddine El Afghani, en débarquant à Alger au début du siècle, en quête d'interlocuteur sur cette terre d'Islam, terre en lutte contre une colonisation exacerbée, ne savait pas qu'il allait conquérir un disciple de choix : Ibn Badis. Le jeune Abdelhamid, après de brillantes études à Constantine est allé parfaire sa formation à la Zitouna de Tunis. Le protectorat de France sur la Tunisie venait de marquer la décade. Le souffle d'Orient, porteur d'espoir d'un net renouveau arabo-islamique, annonciateur de prise de conscience politique pour la libération des peuples opprimés, balayait les côtes d'Afrique du Nord. La Syrie se soulevait en 1925. Le Rif marocain, sous la conduite d'Abdelkrim, avait depuis des années pris les armes. Ainsi, la France se trouvait-elle en difficulté à Damas et choisissait la méthode de la répression, et au Maroc, celle de réduire les insurgés par la force des armes. C'était d'un côté une puissance européenne prônant des idées généreuses, en faveur de musulmans placés sous sa domination, de l'autre, des musulmans déçus d'avoir, sans contrepartie et en dépit des promesses, laissé leurs morts sur les fronts de la guerre 14-18. Telle était donc la situation. Et bien qu'elle fût perceptible à tout observateur pour le moins objectif, elle donna lieu à des études, des enquêtes et des débats théoriques. Tandis qu'on préparait, dans les officines spécialisées du gouvernement général, la célébration du centenaire de l'occupation de l'Algérie, avec une extrême minutie à dresser les listes des bénéficiaires algériens de la Légion d'honneur, dans un extraordinaire déploiement de manifestations de cordialité algéro-française, une pléiade d'hommes célèbres, écrivains, généraux, ambassadeurs, se réunissait à Paris sous le thème « L'Islam et la politique contemporaine », organisé par la société des anciens élèves et élèves de l'Ecole libre des Sciences politiques. C'était en 1927. Le thème choisi, à lui seul, dénotait l'émergence d'un problème de difficile coexistence entre occupants et occupés, de surcroît chrétiens et musulmans, d'où la nécessité de faire appel à des spécialistes pour tenter d'analyser les voies et moyens propres à assurer la pérennité de la présence française en terre d'Islam, plus particulièrement l'Afrique du Nord, avec ses inévitables prolongements orientaux suscités par les évènements de Damas. Citons quelques-uns des participants à ce colloque : maréchal Lyautey, général Weygand, Jules Cambon, ancien gouverneur général de l'Algérie, Augustin Bernard, Louis Massignon. Il est sans doute intéressant de relever, dans ces discours d'hommes aussi célèbres, des propos qui dénotent à l'intérieur d'une même vision colonialiste évidente des différences de ton, des nuances de langage et des divergences d'analyse allant parfois du triomphalisme délirant à l'aveu d'impuissance. Est-ce seulement une diversité d'écoles ? Du propos de général à celui d'ambassadeur, du discours du philosophe à celui de théoricien colonialiste, la formation, certes, l'emporte sur l'envie. Mais il y a aussi, nous semble-t-il, dans les rapports qui se sont instaurés entre gouvernants et gouvernés, entre oppresseurs et opprimés, une complexité telle que la générosité verbale des premiers à l'égard des seconds, au lieu de réduire la méfiance, a accentué la suspicion. Les déclarations d'intention n'ont jamais rien résolu. Au contraire, quand l'espoir s'amplifie, la déception s'accroît. Laissons parler Augustin Bernard, professeur à l'Ecole Libre des Sciences Politiques, théoricien acharné de la colonisation. On constate ici que lorsque le théoricien cède le pas au pragmatique, il devient plus intéressant. «Le but final n'est-il pas la fondation d'une France d'outre-mer, où revivront notre langue et notre civilisation, par la collaboration de plus en plus étroite des Indigènes avec des Français, en un mot pour la francisation ? Il semble bien que ce soit ce dernier objectif que nous nous proposons. Il faut donc amener les Africains à parler notre langue, à adopter quelques-unes de nos méthodes et de nos idées, et à se confondre peu à peu avec nous». Car pour lui, la colonisation demeure vigoureuse, puissante de ses canons, de son savoir, riche de son habileté et de ses louis d'or. Et d'ajouter plus loin: «On s'étonne, écrivait Dureau de la Malle en 1835, qu'en quatre années, nous n'avons pas soumis, organisé, assaini, cultivé toute la régence d'Alger, et on oublie que Rome a employé 240 ans pour la réduire tout entière à l'état de province sujette et tributaire. Il faut vingt ans, a dit un écrivain colonial, pour faire l'éducation d'un homme ; il faut vingt siècles pour faire l'éducation d'une race». Quelle dédaigneuse présomption de parler d'éducation de race ! Qu'un banal littérateur colonial le pense, c'est dans la nature des choses. Mais qu'un A. Bernard, l'éducateur d'université, supposé rigoureux et précis, reprenne la citation d'un auteur sans nom, c'est pour le moins douteux ; sans oublier que les 240 ans que Rome endura dans la province d'Alger, à réprimer les soulèvements et piller les vaincus, n'ont point fait des Algériens un peuple de Latins comme le proclamait l'autre écrivain colonial, Louis Bezrrand, celui-là même qui s'est permis l'arrogance intellectuelle d'écrire : « On ne s'explique pas cette humiliante erreur des nôtres d'attribuer aux Musulmans une civilisation dont ils n'ont été que les stériles usufruitiers ». On peut être un acharné latiniste, de surcroît rêveur d'une Rome à jamais triomphante, entraînant Jugurtha enchaîné pour le jeter dans les antiques cachots afin de réduire la résistance numide, mais, on ne peut pousser l'outrecuidance intellectuelle et la démence verbale jusqu'à accuser la civilisation islamique de stérilité. Et pourtant, cet homme écrivait ces lignes au moment même où la médecine enseignée à Grenoble ou à Lyon était celle d'Avicenne. Il est vrai que pour cet écrivain à l'esprit frondeur et au talent maléfique, la frontière entre le vrai et le faux est tout simplement vite ignorée. Le même augustin Bernard dévoile un autre aspect de la colonisation: la manipulation de certains chefs religieux auxquels Ben Badis consacrera une partie de son action afin de les dénoncer publiquement et farouchement les combattre : «Il est possible de s'assurer le concours de certaines conférences religieuses, en particulier les chérifs d'Ouezzan, qui ont par la suite facilité au marquis de Segonzac ses belles exploitations au Maroc ». Et puisque le Maroc vient d'être évoqué, voyons pour changer sensiblement de ton ce que pense le maréchal Lyautey des musulmans, lui qui a croisé les armes avec eux, en Algérie et au Maroc. «Chez les musulmans, il y a des voleurs, il y a des assassins, il n'y a pas de mufles. Entendez par là que même les plus humbles, même les mendiants, sont exempts de vulgarité qu'ils sont nobles d'allure, de langage et ont certainement aussi une réelle noblesse de cœur ». Ces propos d'un haut dignitaire de l'armée française devenu membre de l'Académie, sont ceux d'un soldat qui respecte, sans pourtant les reconnaître sur les champs de bataille, les qualités ou les vertus de ses adversaires. Ne pourrait-on pas soupçonner, outre la connaissance personnelle des hommes qu'il a pu côtoyer, l'influence positive sur lui de quelque Elisabeth Eberhardt qui vécut près de lui, à Aïn Sefra, et dont il eut le triste devoir d'enterrer le corps noyé dans l'oued et de sauver les manuscrits humides pour les envoyer à l'éditeur Barrucand à Alger ». Il avait pour habitude de passer avec elle des soirées entières à bavarder de choses et d'autres et souvent de parler de ce peuple vaincu mais non soumis. Quant à Louis Massignon, ce spécialiste d'El Hallaj qui étonne ses convictions politiques, il demeure nuancé : « Il y a donc des gens qui s'avouent en face de l'Europe, car jusqu'ici nous n'avons pas eu avec eux une attitude tout à fait accueillante : nous sentons difficilement le moyen de les accepter à égalité ». Le réflexe d'honnêteté intellectuelle récuse le mépris. Tenir un tel langage, à cette époque, relève aussi de la clairvoyance. C'est à la fois jeter un regard inquiet sur ce monde de déguenillés fervents et, en quelque sorte, tirer la sonnette d'alarme sur des lendemains imprévisibles. Le langage du philosophe ne peut pas être aussi cru que celui du gendarme et quand il passe de l'analyse de l'homme à celle de l'idée, sa vision des choses, balayant des siècles d'histoire et de civilisation, parvient à une sensibilité telle que le jugement devient verdict. «Nous savons que l'Islam est parfois très hostile, mais aussi capable de se mesurer avec la chrétienté, et qu'il faut l'examiner sans ce parti-pris d'en faire un simple prolétariat colonial». Voilà la somme d'inquiétudes que l'Islam présent au cœur de millions d'hommes, avec en toile de fond la cohésion née de la douleur, inspirait à la France. Si la douleur appelle parfois la résignation, celle-ci à son tour, à mesure que s'approfondit la meurtrissure, conduit à la résistance. Jules Vallès, écrivain démuni, acteur et témoin qui sentit avant l'heure battre le cœur de la révolution française, ne disait-il pas : «Si la vie des résignés ne dure pas plus que celle des rebelles, autant être un rebelle au nom d'une idée ou d'un drapeau». Et à propos de la liberté du rebelle, Ibn Badis de s'écrier: Liberté où es-tu? C'est un hymne à la liberté agressée. Ibn Badis, contrairement à un Jamal Eddine el Afghani ou un Kawakibi, ne désigne pas nommément l'agresseur. Il interroge la liberté, l'interpelle partout et lève le voile sur un corps mutilé. La liberté fêtée par le colonisateur, chantée par le colon sur une terre depuis longtemps usurpée par la force, voilà la provocation ! Et cependant une fois cette supercherie mise au jour, Ibn Badis chante un hymne à la liberté perdue, à la liberté qui doit retourner chez elle. Cette invitation au retour de la liberté suggère au lecteur de mobiliser toutes ses forces pour que le plus beau des idéaux se réalise, et ce, grâce à la foi. Mais ce sont les images enlacées du poète, les mots pulvérisant comme la foudre, les allusions fracassantes qui impriment au poème à la fois sa puissance et sa réelle beauté. A le lire, l'on a envie de se battre. Se battre comme d'ailleurs, sur une autre rive, un autre poète dont les chemins ne sauraient croiser ceux d'Ibn Badis a pu le dire en parlant de liberté : Paul Eluard. Celui-ci dira : Et par le pouvoir d'un mot Je recommence ma vie Je suis né pour te connaître Pour te nommer Liberté Celui-ci a écrit le nom de liberté sur les cahiers, les arbres, le sable et la neige comme il le dit lui-même, parce qu'il l'avait trouvée et craignait profondément de la perdre. Ibn Badis, lui, la cherchant sans la voir jamais, brandissant ses livres comme des armes d'intellectuel impuissant en attendant celles de Novembre 1954. S'agissant de l'Islam, il avait prononcé en 1937, une conférence demeurée vivace dans les mémoires, intitulée «Pour qui je vis? Je vis pour l'Islam et pour l'Algérie. Si pour Ibn Badis la liberté de l'individu est synonyme de vie, celle des peuples est le libre choix de leur destin, c'est-à-dire l'attribut de souveraineté. Devant la décision d'Atatürk, « d'arracher aux Turcs les commandements de la jurisprudence traditionnelle » tel que mentionné dans le message de Ibn Badis, on aurait pu entendre quelque part en terre d'Islam, l'un ou l'autre prédicateur enflammé et primaire, crier à l'apostasie et qualifier Atatürk de mécréant. Ibn Badis, président d'une association de savants voit la chose autrement. Ce n'est pas parce que le port du fez a été remplacé par le chapeau que le cœur a nécessairement changé de croyance. Le peuple souverain, peut à tout moment de son histoire modifier, dissoudre, initier, inventer quand il le voudra et comme il le voudra. C'est le sens éminemment politique de l'hommage rendu à l'illustre défunt Atatûrk par Ibn Badis en présentant au peuple truc, privé de son libérateur, les condoléances fraternelles du peuple algérien.