L'école, comme unité fonctionnelle et comme structure administrative, constitue un milieu sociologique particulier, avec ses mœurs et ses lois. Mais les enfants qui s'y rendent chaque jour se situent eux-mêmes dans un contexte beaucoup plus différencié et complexe. Les éducateurs qui les prennent en charge se définissent également selon d'autres dimensions sociales (fonctionnaires diplômés, citoyens auxquels la collectivité a confié une part de sa fonction éducative, hommes et femmes appartenant à une nation, à un civilisation données). De ce fait, même si l'école voulait par aberration se préserver des influences extérieures, elle resterait enracinée dans la vie quotidienne des individus, leur mode de travail, leurs relations sociales, administratives, économiques et politiques. Tenter de comprendre ce monde qui enserre l'école, la conditionne et la justifie, implique une attitude, une intention et une option. Comprendre, c'est d'abord observer ce qui est, ce que l'on voit, et aussi ce qui est dissimulé à une investigation superficielle. C'est aussi penser l'avenir et le vouloir. Il ne suffit pas, en effet, de contempler et de se sentir disponible à l'égard de l'ensemble des réalités humaines ; il faut choisir ce qui est à appréhender. Ce pourrait être la permanence de l'homme à travers ses œuvres : les techniques, les mœurs, l'organisation sociale, l'histoire elle-même étant alors des expressions accidentelles au travers desquelles l'homme retrouve sa pérennité. On peut au contraire chercher à saisir la réalité et le sens des évolutions. Il faut alors accepter de se percevoir dans le mouvement et reconnaître la nécessité de son propre changement, de sa négation et de son dépassement, ce qui implique l'affirmation d'un progrès social et la volonté d'y contribuer. Les vrais problèmes sont là. Nous n'y échappons pas. Parler le même langage que notre voisin de palier dans une cité, rapporter les propos de notre collègue ou de notre coiffeur à notre univers et notre destin communs, plus encore, envisager telle carrière pour notre fils, préparer une leçon d'histoire ou de mathématiques, corriger une rédaction, s'entretenir avec la mère d'un élève procèdent de la même démarche : accepter le réel, tenter de le cerner pour arriver à peser sur lui. Le monde qui entoure l'école, nous le percevons à travers nos informations quotidiennes : celles qu'autrui nous communique, celles qui nous atteignent plus ou moins à notre insu, par le roman, le journal, la radio, la télévision. La quiétude matérielle et intellectuelle que chacun d'entre nous tend à préserver ne cesse d'être troublée. L'exode rural, le développement du secteur tertiaire, les vicissitudes de l'économie de marché, l'essor prodigieux des techniques, etc., qui pourrait prétendre y être étranger ? Nous absorbons quotidiennement notre ration de sociologie et d'économie politique sans le savoir. Nous devons être conscients des changements qui s'opèrent pour y préparer nos enfants, en rechercher les implications et les explications. Parmi les multiples transformations introduites dans les divers ordres d'enseignement depuis quelques années, certaines répondent incontestablement à un souci de justice ou à des exigences de modernisation. D'autres apparaissent comme des palliatifs auxquels on se trouve contraint par des urgences que l'on n'a pas pu ou pas su prévoir. Structures, programmes, méthodes sont remis en cause à la fois par l'ambition des projets de réforme et par la pression des faits. Ces deux ordres de détermination se conjuguent dans la plupart des cas. En favorisant la prolongation de la scolarité, cherche-t-on à former les techniciens et les cadres moyens dont l'industrie a besoin ou à faire accéder la masse des jeunes générations à un niveau de culture jadis réservé à quelques-uns ? Quel type d'homme ? Faux problèmes que seuls peuvent poser ceux qui n'ont pas pris conscience de la profonde mutation qui s'accomplit dans notre civilisation, car c'est tout ensemble les techniques de production, les hiérarchies sociales, les échanges entre les hommes, les modes d'intervention dans les affaires publiques, le style de vie quotidien, les voies d'accès à la culture qui se renouvellent sous l'effet du progrès technique, obligeant de plus en plus notre système éducatif à une révision déchirante qui s'amorce à peine aujourd'hui. Bien sûr, la grande question qui commande toutes les autres pour les éducateurs et pour tous ceux qui ont quelque responsabilité dans la construction de l'avenir est de savoir où nous mènent ces multiples transformations, quelle sera la société de demain, quel type d'homme on souhaite voir surgir des gestations en cours. Mais on ne peut y répondre dans l'ignorance ou le mépris des évolutions qui se précipitent et qui sont, de toute manière, inéluctables. Ce n'est pas en proclamant dans l'abstrait notre volonté de défendre l'homme contre les maléfices de notre temps que nous forgerons l'humanisme capable d'orienter et de dominer ces évolutions, mais en nous efforçant d'en prendre la mesure et d'en comprendre les mécanismes. Alors seulement nous pourrons discerner les points sur lesquels peut s'articuler notre action pour que le progrès technique, au lieu d'asservir l'homme, lui fournisse les instruments d'un accomplissement plus complet. C'est en ces termes qu'il convient de s'interroger aujourd'hui sur les fonctions d'une école moderne. L'école remplit une fonction économique A quoi bon se dissimuler tout d'abord que l'école remplit une fonction économique et que cette fonction économique doit être définie à partir des exigences prévisibles de l'emploi et du degré d'avancement des techniques ? Sans doute l'école assure une préparation à la vie professionnelle de manière plus ou moins directe et d'autant plus indirecte qu'il s'agit de tâches plus complexes. L'apprentissage du métier d'avocat ou de médecin requiert un plus long détour culturel que l'apprentissage du métier de maçon. Si l'école a prétendu parfois donner une éducation humaniste affranchie de tout souci d'ordre professionnel, c'est dans la mesure où elle avait pour mission principale de former les cadres supérieurs de la nation. L'accent n'était pas mis sur l'utilité pratique des matières enseignées ; il n'en est pas moins vrai que la culture générale soi-disant «désintéressée» qu'elle dispensait alors était indispensable à l'exercice de certaines professions. Or, voici que l'école doit aujourd'hui aider au choix du métier et préparer à la vie professionnelle tous les enfants, car les conditions dans lesquelles ils se trouvent placés vis-à-vis du monde du travail ne sont plus les mêmes que par le passé. Autrefois, l'enfant se trouvait au contact direct des métiers. Dans la société restreinte où il évoluait, village ou quartier urbain, il pouvait observer des travailleurs occupés à des tâches dont la signification lui était perceptible. Dans le milieu familial ou en tout cas dans le milieu proche, ses aspirations professionnelles pouvaient se préciser peu à peu. Il lui arrivait de donner la main aux adultes dans les champs, sur le chantier ou à l'atelier. Au contraire, dans un monde techniquement développé, l'enfant n'a pas une connaissance concrète des activités professionnelles, dont la complexité d'ailleurs lui échapperait. Non seulement, il ne voit plus travailler ses parents, mais ses loisirs se déroulent en marge du monde de la production. La prolongation de la scolarité tend à retarder davantage les premières rencontres avec le monde du travail. A l'orientation spontanée qui résultait du jeu des influences locales et des aspirations doit se substituer l'orientation rationnelle et continue qui apparaît désormais comme un aspect essentiel de l'action éducative. En ce domaine, le rôle de l'école est d'arracher l'enfant aux prédéterminations de son milieu et de lui faire concevoir la complexité d'une organisation économique et sociale dont il ne peut appréhender au cours de ses pérégrinations que des aspects fragmentaires. Quant à la préparation même à la vie professionnelle, il en ressort la nécessité primordiale d'une formation générale requise désormais dans tous les secteurs de la production et à tous les niveaux de qualification. L'évolution rapide des techniques rend vaine toute spécialisation étroite et incite à mettre chacun en mesure de se réadapter sans cesse à des tâches nouvelles. La vie professionnelle ne se réduit d'ailleurs pas à l'activité technique : elle suppose de plus en plus l'aptitude à coopérer au sein d'une équipe de travail, d'échanger des informations et d'exercer un contrôle au sein d'organismes professionnels ou syndicaux. (A suivre)