Par Samia Temzi Une nouvelle année scolaire commence. Elle interpelle à ce stade déjà le regard psychopédagogique de l'enseignant en charge de l'éducation de la petite enfance. Les premières années de vie de l'enfant sont, du point de vue éducatif, une période irremplaçable. Quand ces années sont riches en expériences quotidiennes, elles deviennent les fondements de ses apprentissages, de ses comportements, de sa santé et de son bien-être, et ce, pour toute la vie. On qualifie, à juste titre, ces premières années de période critique. C'est le premier «palier scolaire». Nous savons tous que cette tranche d'âge d'enfants avant 6 ans a des spécificités dans les domaines cognitif, affectif et social. Avant 6 ans, l'enfant, garçon ou fille, grandit et se transforme plus vite que dans aucune autre période de la vie. Dès les premières semaines de sa vie, le petit enfant se montre curieux de connaître le monde qui l'entoure et sa capacité à reconnaître les gens et les choses qui l'entourent, à comprendre certains gestes, certaines attitudes et, très vite, certains mots, étonne celui qui l'observe. Ces conduites sont naturelles. Leur absence serait inquiétante. Elles sont à encourager. Et de même que dans le domaine physique, elles doivent se diversifier et s'élargir. Ces spécificités nous commandent au préscolaire d'avoir une conduite éducative appropriée qui place au centre de son intérêt l'enfant d'abord, car l'effectivité de la liaison constatée entre la fréquentation de l'école maternelle et la réussite scolaire est avant tout tributaire du type de pédagogie qui est le plus favorable à cette réussite. Pour la prime enfance, il est essentiel de s'interroger s'il y a compatibilité entre la pédagogie appropriée pour les activités d'éveil à la curiosité et à l'autonomie et celle plutôt imprégnée de finalités de rite ou de scolastique. Les compétences qui sont attendues du tout jeune enfant sont-elles de «savoir jouer, d'expérimenter, d'éprouver le monde des objets par un corps en mouvement, et d'être créatif (ce qui est le propre du travail de la petite enfance) ou de savoir répondre à des attentes sous forme de consignes et de demandes qui vont bien au -delà de ce que l'âge, le développement et la maturation neurobiologique de l' enfant lui permettent de faire » ? Nous connaissons tous les difficultés que les enseignants rencontrent avec les élèves des classes du primaire, du fait même, précisément, que l'enfant n'a pas été pris en charge en temps utile sur le plan éducatif. C'est la mission et la responsabilité du préscolaire d'aider l'enfant à l'acquisition de ces apprentissages liés à son âge, et qui vont former les prérequis de l'élève en devenir mais que nous révèle l'observation d'une classe concrète dans cet ordre d'idées. Quel tableau offrent les enfants de la classe préscolaire ? De prime abord, une psychomotricité problématique : -Des enfants déchaînés, comme s'ils n'avaient jamais eu l'occasion de se mettre en mouvement (plus d'un enfant tombe sur la face sans avoir été poussé par personne ni trébuché sur un obstacle). -Une impulsivité systématique qui nous apprend que cet enfant n'a pas bénéficié d'une relation parents-enfants faite de moments de dialogue et d'expériences partagées. -Des enfants qui ne savent pas respecter les consignes de l'écoute d'autrui, de silence ; ils crient et hurlent sans faire de différence entre la classe et la rue. -Des enfants aux comportements et gestes grossiers, anarchiques et même dangereux parfois, qui présentent une disponibilité permanente à l'affrontement. Dans la cour, ils s'acharnent à arracher les branches et les feuilles des arbres. -La classe se résume pour eux à trois moments : retrouver les affrontements, manger, et attendre de retrouver son poste de télé à la maison. Le temps de la classe est une épreuve d'ennui. Un vocabulaire rudimentaire Voici un échantillon, limité certes, à une classe, révélateur de la pauvreté du vocabulaire acquis à ce stade qui les rend incapables de mettre un nom sur les choses, de donner du sens à certains gestes Illustration Questions de l'enseignant aux enfants nouvellement inscrits Quelle est la profession de ton père ? Exemples de réponses: -Il sort, il rentre avec de la monnaie --Je ne sais pas -Il travaille avec la mer, il rencontre son ami, il reste avec son ami- --Il creuse avec la machine Quelle est la profession de ta mère ? ???? Aucune réponse, silence général Comment s'appelle ton école ? Aucune réponse, silence général ????? As-tu des frères et sœurs ? --J'en ai un comme ça (en désignant la main vers le bas, pour dire plus petit) et l'autre comme ça (la main vers le haut, pour dire plus grand) Question : Qui sait chanter une chanson ? --Silence général Tous interpellent l'enseignante sans formule de politesse : Ni bonjour, ni au revoir, ni s'il vous plaît. Ils ignorent les consignes : Ne courez pas dans la cour, attends ton tour, ne parle pas à la place de l'autre Comment expriment-ils leurs demandes ? Par des interjections --J'ai soif, de l'eau ! L'expression langagière est absente, remplacée par une profusion de gestes désordonnés. Or, c'est très tôt que le petit homme peut avoir accès au langage, bien avant d'être en mesure de parler par lui-même. Il appartient donc aux adultes dans la famille, de parler, d'expliquer, d'attirer l'attention sur certaines choses, certaines scènes, certains évènements. C'est de cette façon que continuera et se développera la curiosité initiale, ce besoin de connaître, de savoir, de comprendre toujours et davantage, d'avoir envie de savoir et de confiance dans leurs capacités Une psychomotricité problématique! Un ensemble de repères et d'acquisitions manquants qui révèlent, quant au fond, le hiatus qui sépare les styles éducatifs des parents des besoins de développement de l'enfant, liés exclusivement à cet âge: quand, par exemple, il se tortille sur la chaise, en manifestant son malaise à se tenir en position assise, il révèle qu'il n'a pas acquis chez lui le repère de la position assise. Apprendre à se contrôler, à être attentif, et à mémoriser consciemment des informations n'arrive pas automatiquement. Nous ne sommes pas nés avec, nous sommes nés avec le potentiel de les développer ou pas. On est éduqué à rester calme et concentré, à tolérer la frustration et à résister à la tentation. On devient en mesure de comprendre comment se comporter dans différentes situations, comment utiliser l'information pour planifier des tâches Les parents sont, en effet, les premiers éducateurs de leurs enfants Le chaînon défaillant Or, c'est à ce niveau de la chaîne éducative qui précède immédiatement l'entrée dans la scolarité que se trouve «le chaînon défaillant». Comment mettre l'enfant en situation d' apprentissage s'il ne dispose pas de ces trois compétences dites exécutives, acquises dans le giron familial, que sont une bonne mémoire de travail qui nous permet de garder en mémoire des informations et de les organiser, un bon contrôle inhibiteur qui nous permette d'inhiber les distractions pour rester concentré, de contrôler nos impulsions, nos émotions ou les gestes inappropriés et enfin la flexibilité cognitive pour être créatif et ajuster nos stratégies en cas d'erreurs. Venir à l'école avec une base solide de ces fonctions exécutives est plus important pour les enfants que de connaître l'alphabet et les chiffres, rapporte the Center on the Developing Child de l'Université de Harvard qui considère les compétences exécutives comme les fondations biologiques de l' apprentissage. En effet, soulignent les spécialistes de ce centre, si les enfants ont un contrôle inhibiteur faible, la moindre distraction les déconcentre ; ils ont du mal à contrôler leurs émotions par manque de patience et de persévérance. SI leur mémoire de travail n' est pas assez développée, ils oublient la consigne, ils ont du mal à organiser leurs actions et ne se souviennent pas du sens du paragraphe qu' ils viennent de lire. Enfin, s'ils manquent de flexibilité cognitive, ils ont de grandes difficultés à réorganiser leur action en cas de besoin, se découragent vite si leur stratégie ne fonctionne pas et n'identifient pas forcément leurs erreurs, ces enfants ont du mal à suivre la complexité d'un jeu et sont mis à l' écart par leurs camarades. Les études indiquent que lorsque les fonctions exécutives sont bien développées, elles sont une chance de réussite et d' épanouissement qui sont plus assurées qu' avec un QI élevé», affirme Adele Diamond, spécialiste internationale des fonctions exécutives. L'implication des parents à ce stade de l'évolution de l'enfant revêt donc un caractère de nécessité primordiale. Elle doit constituer la priorité des priorités Or, si l'on peut dire que les parents ont des représentations relativement adéquates de leurs responsabilités pour ce qui est de la satisfaction des besoins matériels et biologiques de l'enfant (droit à la nourriture, aux soins, à l'élever et à le protéger), on ne saurait affirmer qu'il en est de même pour ce qui a trait à leurs responsabilités d'éducateurs. L'enfant est quasiment ignoré quant à ses besoins et moments éducatifs. Loin d'être un tube digestif, l'enfant est porteur de demandes d'éducation appropriée aux différentes phases de son évolution. Un enfant sans emploi du temps propre, quand celui-ci ne se confond pas littéralement avec celui de la mère et durant une période qui peut s'étendre jusqu'à son entrée à l'école, est-il en situation de s'approprier les acquisitions de base qui feront de lui un sujet en soi et pour soi? En réalité, la méconnaissance par les parents de leur rôle éducatif a des racines profondes d'ordre à la fois historique, sociologique, culturel, et économique. Aussi, le dépassement qualitatif d'une telle situation ne saurait être envisagé indépendamment de la question de la transformation des conditions structurelles qui forment l'environnement éducatif général dans notre société. Une problématique qui relève, on le sait, du domaine du temps long. Pour le court terme, il s'agit d'imaginer les moyens pertinents et efficaces à mobiliser pour aider les parents à jouer pleinement leur rôle éducatif de manière adéquate : travail de sensibilisation, d'information, de conseil et d'orientation qui doit mettre à contribution les spécialistes du domaine de la psychopédagogie, en tout premier lieu, les institutions concernées de la sphère éducative, les médias écrits et audiovisuels, le mouvement associatif… Cependant, le constat du chaînon éducatif défaillant souligne avec force l'intérêt particulier et l'apport irremplaçable des maternelles, à l'interface de l'institution familiale, d'une part, et de l'institution scolaire proprement dite, d'autre part. Dans ce contexte spécifique, le préscolaire va se retrouver sommé de prendre en charge les missions du chaînon défaillant, tout particulièrement les fonctions exécutives, prérequis sine qua non, tout en assumant la pédagogie propre à son statut de préscolaire. C'est dire toute la complexité de la tâche