Les pièces montées en ces années d'incertitudes généralisées ravivent, dans un langage parabolique, le drame de la condition humaine sous toutes les latitudes. Ecrites dans un style qui oscille entre la parodie burlesque et la fable tragique, elles expriment dans une bonne proportion un seul et unique constat : la désunion d'un monde en pleine décomposition-recomposition. Ce n'est plus la revendication de franc-parler mais celle, si l'on peut dire, du franc-suggérer qui est mise à l'avant-scène. Le comique, dans ces pièces à un, deux et trois personnages, est régulièrement décliné en dérision amère. Ce ne sont plus les thèmes de l'activité sociale immédiate et du « prêt-à-penser » qui sont privilégiés, mais bel et bien ceux du questionnement. Aussi, le mélange détonnant n'est plus automatiquement mis dans la déclamation, mais dans l'énergie créatrice insufflée inspirée par un environnement où plus rien ne semble s'assembler ni se ressembler. Chez nombre de collectifs anciens, le théâtre de l'agitation et de la verve rageuse tombe ainsi en déshérence. En d'autres termes, les créations récentes sont plus portées sur l'indignation que sur la provocation directe, macérée à l'exaltation. La volonté de se délester des oripeaux des discours exubérants est concrète. Les nouvelles écritures sont constamment installées dans un réseau de quêtes qui ne cessent de se ramifier. Plus préoccupés par une forme d'expérimentation que par « la reprise » en intégral des modèles d'hier, les partisans de cette nouvelle sensibilité théâtrale et esthétique parlent de recherche de formes dramatiques renouvelées. La « tradition » ne leur suffit plus, disent-ils. Il y a chez eux l'envie manifeste - en tout cas non dissimulée -, de partir en guerre contre nombre de structures dramaturgiques adossées aux formes conventionnelles ou supposées. Ce n'est plus quelques cas d'expressions-standards qui les intéressent, mais une multitude de pistes subjectives, jusque-là peu explorées, et d'interrogations jamais fermées. En référence à cette option, le poids du texte est très souvent allégé, comprimé, car le récepteur n'a plus, dit-on, les mêmes dispositions d'esprit d'avant. La trame verbale existe, d'abord par le mouvement imprimé à la représentation théâtrale proposée. Incontestablement, une époque a chassé l'autre dans la pagaille du temps qui passe et d'un public qui change de modèles, de préférences et de siècle… Beaucoup de gens disent que ce théâtre est un théâtre-laboratoire, mais qu'est-ce qu'on y met pour obtenir cette marque, ce label, cette définition ? Difficile de répondre parce que le registre de cet art, par essence changeant, n'est pas près de se refermer, de donner des réponses définitives. Il est attendu d'autres formes de théâtre, d'autres formes de quêtes, d'autres sensibilités et d'autres remises en cause plus ou moins justifiées. Il est vrai que, de manière générale, les textes que l'on monte ne se sont plus des parchemins contestant rageusement des inégalités et autres injustices sociales comme cela se faisait, de manière quasi religieuse, dans le théâtre de l'agitation qui a fait florès notamment dans les années 70 et 80 du siècle dernier. Mais, il est vrai aussi que l'on ne sait pas toujours où l'on va avec ce nouveau théâtre et ce qu'on veut en faire. Dans leur vision d'un théâtre qui serait, selon eux, plus conforme à la marche du temps, certains collectifs, disons peu orthodoxes, s'installent dans l'avenir avant de penser au présent car, pour eux, tout présent est déjà dépassé. Leur théâtre fait la guerre à l'époque pour parler de l'époque. Il fait la guerre à l'acquis pour tenter de surpasser l'acquis. Mais qui peut déterminer les frontières entre ces notions d'époque et d'acquis ? Qui détient « l'autorité » symbolique nécessaire capable de satisfaire tout le monde ? Il est certain que, d'une manière générale, les notions de temps et d'espace dans ce théâtre, qui aspire à se créer de nouvelles parentés, prennent une tout autre signification. Il n'existe pas ce souci de se conformer au modèle précédent. C'est un théâtre de l'errance spirituelle par rapport aux stéréotypes, un théâtre à personnages créés de toutes pièces, un théâtre qui n'accepte pas toujours d'entrer dans le moule (le cadre des règles établies pour le théâtre classique), parce que, au départ, il y a l'idée de battre en brèche tout ce qui est supposé traditionnel. Nous avons affaire là à un théâtre qui se base davantage sur la technique scénique que sur le texte dramatique. Le verbe laisse la préséance à l'image. Il est reconnu certes qu'on n'accorde pas toujours la même soumission à l'auteur et à son texte. Mais, là aussi, ne sommes-nous pas plus dans une sorte de besoin de dépassement que de théâtre « anti-théâtre » ? Ne sommes-nous pas dans un théâtre plus conçu pour nous égarer dans une rhétorique de rupture qui, demain, deviendra la règle ? Le modèle, l'option classique ? Ne serions-nous pas, par hasard, en présence d'un genre indistinct qui élague, à tours de bras, tout ce qui est supposé ancien pour prendre la place et devenir le modèle, un genre hybride qui n'est à l'aise que dans la transition, le mouvement, la fluidité, la fuite des canons, le non-engagement au double sens esthétique et artistique du terme ? Que ses personnages (quand il y en a) sont irréguliers, indomptables, non palpables, à la limite de l'humain ? Un genre qui marque aussi son dédain vis-à-vis des thèmes liés aux évènements historiques marquants. Alors, comment comprendre ce théâtre qui refuse, de manière générale, la chronologie, la grande distribution, les éléments constitutifs de l'intrigue, ses enchevêtrements, l'unité d'atmosphère, les scènes qui se fondent entre elles, les personnages tracés, les dénouements dans leurs deux versants, heureux et malheureux, etc. ? Agit-il ainsi parce que c'est un théâtre qui se construit et se déconstruit en même temps, un théâtre qui crée et recrée ? Un théâtre du refus de toute tutelle ? Un théâtre de la recherche avant d'être un théâtre de l'émerveillement ? Un théâtre qui dérange la quiétude ou encore le confort intellectuel du plus grand nombre. Indéniablement, il y a une querelle avec le passé proche même si, à vrai dire, il n'y a pas de définitions précises là-dessus, de conventions écrites, du moins établies dans le définitif. Le rêve confisqué D'autre part, nombre de troupes se proposent de réaliser un théâtre du « huis clos » pour exprimer différemment leur apport à la scène. L'option dominante est acquise au théâtre minimaliste. Les « effets de détail » prennent dans la construction de ce théâtre la courbe du « strict minimum » dans la distribution, grandement appuyé sur le drame individuel. D'une manière générale, ces œuvres véhiculent, dans leur contenu, plus une foi déterministe qu'une foi sociale dans un contexte gangréné par l'amertume. Dans ce théâtre, c'est le corps qui est sollicité dans la compréhension du sens général de la représentation. Un corps qui se fait aider dans son entreprise de conversation intérieure, pour ne pas dire intime, par l'appel à la dérision et la parodie ou encore à la fonction névrotique. Les accents théâtraux pathétiques recouvrent d'autres significations et d'autres jeux de cache-cache avec l'imaginaire. La production inégale et éclectique traduit effectivement toute la difficulté « d'être » dans le quotidien qui caractérise l'Algérie en cette étape de dramatique et longue transition. L'Algérie des fractures sociales et des douleurs exprimées ou non. Dans ce théâtre de la quête, les personnages qui occupent la scène avouent qu'ils n'ont pas de réponses catégoriques à donner dans ce climat social délétère fait de renoncement chez les intellectuels et de remise en cause systématique dans la périphérie d'une classe politique à convictions diffuses. La réalité irrigue, par endroits, la scène mais ne l'inonde pas. L'acclimatation des deux espaces (scène, vie) est gérée par l'allusion et l'humour corrosif et froid. La satire sociale est enrobée de charge existentielle. Donnant des couleurs moins connotées à ses penchants politiques, cette nouvelle tendance est ouvertement caractérisée par la prédominance du moi. Les rôles sont des rôles de silence, des rôles soumis aux locataires du silence. Les personnages parlent peu (les textes ne dépassent pas les cinquante pages manuscrites), n'ont pas de grands desseins et ne se sentent nullement enclins à prendre en charge les grands problèmes qui agitent la société. A l'analyse, la mise en relief du rêve confisqué est partout présente dans les messages symboliques de ces pièces qui refusent de faire dans le discours d'hier. La politique, au sens commun du terme, est évoquée autrement dans ce type de théâtre. Tout le monde cependant comprend que c'est la politique qui est derrière. Ce type de théâtre répond, peut-être, à l'installation sauvage de la société de consommation sur fond de crises sociétales aiguës. Les créateurs de cette option savent que la société dans laquelle ils vivent conçoit dorénavant son devenir sur une autre façon de voir les choses. On assiste à la naissance d'un théâtre qui focalise beaucoup plus sur le sentiment humain, qui avait été mis au second plan sur plusieurs décades. Le personnage-individu retrouve l'espace qui lui a été confisqué au nom des idéaux de la collectivité. L'émotion se conjugue sur les séquences d'un avenir inquiet. Dans les nouvelles expressions théâtrales, la violence dans « l'acte de décrire » est une violence interne, une sage violence de soi, contre soi. C'est peut-être une écriture de l'impuissance. L'impuissance à lire et traduire correctement un présent dans un pays en ébullition constante, désordonnée où l'envie de la réalisation pleine et entière de son être se trouve régulièrement contrariée par les pesanteurs socioéconomiques charriées par toutes sortes de cloueurs au pilori. A bien des égards, c'est un théâtre de l'asphyxie qui nous est proposé. On revient plus régulièrement sur la trace d'étapes qui ont marqué le théâtre universel, on revient de façon plus franche au théâtre universel, comme ce fut le cas au tout début des années 60, notamment après l'ouverture en fanfare du Théâtre national algérien. Le comédien, émetteur de sens et de discours, est ré-humanisé plus que d'habitude dans ces nouvelles écritures nées à partir des années post-terrorisme, même si le modèle récurrent d'une écriture « mouton de panurge », une écriture « gros volume » est encore perceptible chez certaines formations théâtrales dédaigneuses de tout ce qui ressemble selon elles à de l'agitation esthétique. Chez les uns et les autres, ce sont en somme des actes de résistance artistiques qui expriment confusément la difficulté d'être dans cette transition qui n'en finit pas de s'étirer. C'est, quelque part, une écriture de la fracture sociale, une écriture qui ne cesse de se poser des questions sur son devenir, sur son art.