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Mokhtar Trifi. Président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH)
Publié dans El Watan le 21 - 03 - 2005

Quelle est l'appréciation générale que vous faites de la situation des droits de l'homme en Tunisie actuellement ?
Cette situation n'est pas reluisante. Nous avons espéré que cela changera, mais, malheureusement, c'est encore loin d'être le cas. Bien au contraire, d'aucuns pensent que cette situation s'est même aggravée. A la fin 2003, nous avons eu en Tunisie une «loi antiterroriste», une loi liberticide. Elle ne définit pas, ou presque pas, le «crime terroriste». Sous ce vocable, elle met tout ce qui peut être puni, y compris la liberté d'association, la liberté d'information, la liberté d'opinion, etc. Elle punit les coupables pour qui elle prévoit pratiquement un tribunal d'exception, le tribunal de Tunis en l'occurrence, qui devient compétent pour tous les «crimes terroristes» commis sur le territoire tunisien. Les procédures ignorent complètement les droits de la défense. L'avocat a une sorte «d'obligation de délation», il doit dénoncer son client dans l'immédiat ; autrement il est puni pour complicité. Cette loi est venue, en fait, aggraver une situation déjà préoccupante. Nous avions espéré que les élections présidentielle et législatives de 2004 seront une occasion pour que le régime lâche du lest. Cela n'a pas été le cas. Malgré les promesses et les discours, nous n'avons constaté aucune amélioration. Quelques dizaines de prisonniers d'opinion ont été libérés le 7 novembre 2004, mais plusieurs centaines d'autres continuent d'être détenus dans des conditions pénibles.
La LTDH a publié un rapport sur l'état des prisons tunisiennes. Pouvez-vous nous dire l'essentiel de ce rapport ?
L'état des prisons en Tunisie est tellement dégradé qu'il devient insoutenable de se taire. Des prisonniers sont morts sous la torture ou à cause de conditions de détention pénibles. D'autres purgent leur peine dans des conditions inhumaines. Je parle de certains prisonniers d'opinion, ceux jugés par le tribunal militaire en 1991 et 1992 et qui, depuis cette date, sont maintenus dans un isolement complet bien que la loi tunisienne définisse l'isolement comme une mesure disciplinaire dont la durée ne doit pas dépasser 10 jours. Concernant les droits communs, le chiffre suivant est éloquent. Si on divise le budget consacré à toutes les prisons tunisiennes (publié dans le Journal officiel) par le nombre estimatif de prisonniers, il s'avère que chaque prisonnier n'a droit qu'à l'équivalent de 1,2 dinar tunisien (94 dinars algériens, ndlr) par jour pour couvrir ses besoins ! N'eussent été les apports extérieurs, ceux des familles, en nourriture et en vêtements, beaucoup de prisonniers n'auraient pas survécu. L'exiguïté des prisons est aussi un problème réel. La prison de Tunis a été conçue pour 2500 prisonniers. Elle en accueille quelquefois jusqu'à 7000. Sur un autre plan, l'espace carcéral est un espace de non-droit. Les hommes censés appliquer les lois les foulent au pied. La loi 2001, censée garantir les droits des prisonniers, n'a jamais franchi les murs des prisons. Nous avons toujours demandé que l'on nous permette d'aller dans les prisons, mais on ne nous l'a jamais permis.
La LTDH a également publié un rapport sur l'état des libertés en Tunisie. Pouvez-vous nous le résumer ?
Ce rapport évoque les différentes atteintes aux libertés individuelles et collectives au cours de l'année 2003. Cette année-là n'a pas été une exception en matière d'atteintes aux droits de l'homme. Les choses ne se sont améliorées dans aucun domaine. Prenons, par exemple, la liberté d'association et d'organisation. Plusieurs partis sont toujours interdits comme Nahda (islamiste, ndlr) et le Parti ouvrier communiste de Tunisie (POCT). Plusieurs associations continuent d'être interdites elles aussi. C'est le cas de l'Association internationale de soutien aux prisonniers politiques (AISPP), de l'Association tunisienne contre la torture, de la Ligue des écrivains libres, de l'Association des anciens militants et, bien sûr, du Conseil national pour les libertés en Tunisie, doyen des «associations non reconnues» puisqu'il a déposé son dossier d'agrément en décembre 1998. Certaines associations ont déposé leur dossier d'agrément, mais n'ont pas été reconnues. D'autres veulent le déposer, mais en sont empêchées par la force physique : cela a été le cas, en juin 2004, pour l'Association tunisienne contre la torture. Concernant la liberté de réunion, plusieurs réunions ont été interdites dont plusieurs de la LTDH. A Keirouan (centre de la Tunisie, ndlr), la ville a été cernée pour empêcher notre section locale d'organiser une conférence sur la loi électorale. Les militantes et les militants ont été battus et notre local fermé. L'état de la presse et de l'information en Tunisie n'a pas de pareil, à ma connaissance, dans toute la région arabe, méditerranéenne et africaine. L'Etat tient d'une main de fer tout ce qui concerne la presse et la communication. L'Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE) tient toujours la publicité publique destinée aux journaux. Elle la distribue en fonction du degré d'allégeance de ces journaux au régime. Les journaux de l'opposition sont dans un état de faillite complète parce qu'ils n'ont pas de publicité ; en plus ils sont souvent ramassés, dans les kiosques mêmes, par la police et de façon plus ou moins apparente d'ailleurs. La télévision tunisienne est sous le contrôle complet du parti au pouvoir (le Rassemblement constitutionnel démocratique, ndlr). On a parlé d'ouverture médiatique, etc., mais les organes de presse privés créés sont une pure reproduction de ce qui existe déjà. La Tunisie est aussi un des rares pays qui contrôlent encore l'accès aux sites Internet. Certains sites sont inaccessibles. C'est le cas de celui de la Ligue, d'Amnesty International et même de votre journal El Watan, etc.
Est-ce qu'il existe une possibilité d'intervention de la justice pour rétablir les gens dans leur droit à la pratique des libertés fondamentales, garanties par les lois ?
Le pourvoir croit avoir mis la main sur la justice de façon complète. Les procès injustes qui se tiennent, dont le dernier en date est celui de Jalel et Nejib Zoghlami, en sont une preuve parfaite. Nous avons démontré, en première instance comme en appel, que le «dossier Zoghlami» était totalement vide. C'est à croire que ceux qui l'ont ficelé ont fait exprès de le faire aussi mal pour que tout cela apparaisse comme une magouille ! Les frères Zoghlami ont été condamnés au final à 6 mois de prison. Inacceptable ! Le cas Zoghlami est l'illustration même de la façon dont la police monte une affaire pour régler ses comptes avec un opposant et la monte si mal que cela apparaît clairement à tout le monde ! La justice a donné crédit au montage de la police, malgré les preuves que nous lui avons apportées de l'inconsistance du dossier. Nous avons dans ce dossier un récit extravagant des faits. On en conclut qu'ils étaient dans un café puis, tout à coup, ils se sont mis à tout casser. Mais les photos prises par la police adjointes au dossier ne montrent rien de cassé. Les différents documents du dossier ne s'accordent même pas sur l'heure à laquelle l'arrestation des deux frères a eu lieu ! Les faits se sont déroulés dans un café de l'avenue principale de Tunis mais, curieusement, il n'y a eu aucun témoin. Aucune des personnes «agressées» par les Zoghlami ne s'est présentée pour réclamer quoi que ce soit. Quant aux témoins à décharge, ils n'ont pas été entendus. Nous en concluons qu'il y a un acharnement contre la famille Zoghlami dont beaucoup de ses membres, comme Tewfik Ben Brik, sont poursuivis en justice. Depuis que Jalel Zoghlami est rentré de France, on lui a fabriqué pas mal de procès dont un où il est accusé d'avoir cassé le phare de la voiture d'un fonctionnaire…
Où en est la coopération entre les organisations maghrébines des droits de l'homme ?
Il y a quelques mois au Caire, au congrès de l'Association arabe des droits de l'homme, nous avons lancé, avec des amis marocains et algériens, l'idée de nous refédérer. Car dans les années 1980 et au début des années 1990, une coordination entre les organisations maghrébines des droits de l'homme avait commencé à exister. Nous proposerons bientôt de nous revoir pour la relancer. Cela est important parce que, à chaque rencontre internationale sur les droits de l'homme, les organisations maghrébines se présentent en rangs dispersés.


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