La dernière journée de la session conjointe entre le CNES algérien et le CESE français a pris fin hier au siège du Conseil régional de Marseille. Dans son plan argumentaire et « défensif » contre la vision française volontairement déconnectée du poids de la mémoire, le CNES a bénéficié du renfort inespéré du célèbre historien Benjamin Stora. Marseille (France) De notre envoyé spécial Invité pourtant par la partie française pour discourir sur la place des acteurs des sociétés civiles des deux pays afin de fructifier le dialogue des cultures, l'historien a tôt fait de passer de l'autre côté de la « table » et de la barrière. « Vous savez, le savoir des historiens traverse la terre et la mer et va au-delà de la politique et la diplomatie dans l'espoir d'approcher la vérité », assène d'emblée Benjamin Stora. La suite de son intervention fut un cours magistral sur la mémoire et l'histoire. Pour cause, beaucoup de Français ignorent, d'après lui, « le prodigieux rayonnement culturel du français en Algérie » en reprenant la fameuse formule proverbiale de Kateb Yacine, le « butin de guerre ». Mais au-delà de la langue, Benjamin Stora évoque ce puissant lien « physique » qu'est l'immigration algérienne. Là aussi, il casse une idée reçue en faisant remarquer que ces cortèges d'immigrés se sont tellement enracinés qu'ils constituent aujourd'hui « le moteur de la construction » de l'espace d'échange entre l'Algérie et la France. Benjamin Stora a donc plaidé du côté français l'exigence de ce travail de mémoire si indispensable à l'apaisement de la relation bilatérale. Il en veut pour preuve que les Français d'aujourd'hui ne connaissent pas trop le passé colonial de leur pays et le caractère « cruel » de la guerre d'Algérie. Les Algériens ont raison de… Le fait que cette guerre n'a été reconnue par la France qu'en 1999 est à ses yeux une preuve de cette volonté d'occulter ce passé. « Les Algériens ont raison de vouloir honorer la mémoire de leurs martyrs. On ne peut pas oublier les massacres, les essais nucléaires et le napalm. Et tout cela reste inconnu en France ! », tonnera Benjamin Stora, regrettant au passage la persistance des partisans de l'Algérie française « surtout dans cette région ». Il décochera également une fléchette en direction de Sarkozy qui, à travers les mesures contre les émigrés, « freine la circulation des personnes et cet élan de rapprochement ». Et comme pour répondre directement au leitmotiv de la France officielle, à savoir qu'il faille laisser les historiens faire leur travail, Benjamin Stora réplique sèchement : « Le travail de mémoire ne relève pas uniquement des historiens mais requiert aussi et surtout des gestes politiques forts ! » Mieux encore, l'enfant de Constantine a dédramatisé l'exigence algérienne qui veut des excuses de la part de la France en rappelant que c'est une « démarche internationale » adoptée notamment par le Japon et la Corée. Cela permettrait, d'après lui, à la France et à l'Algérie de tourner la page du passé « sans la déchirer... ». Benjamin Stora trouve néanmoins intéressant d'initier des rapprochements en forme « transversale », à l'image de cette session conjointe entre deux institutions. L'historien, qui a évolué presque « contre son camp » dans le débat, a donc déblayé le terrain au professeur Benehadj de l'université de Strasbourg. Celui-ci a crûment posé la problématique : « Il y a des divergences sur la mémoire, soit on discute sereinement et franchement, soit on quitte la table et on continue à s'ignorer. » Cette déclaration a eu le mérite de crever l'abcès et mettre un peu d'ambiance dans une salle où la réserve discursive et la suspicion étaient de mise, côté français. Il était, en effet, aisé d'imaginer ce que pensaient les experts ramenés par le CESE et son président Jacques Dermagne visiblement très gêné de ne pas assumer ce qui semblait être une exigence morale de la part de la France. Mais non autorisé à franchir ce pas, le président du conseil économique de la France et ses collaborateurs se sont employés à réitérer à chaque fois la nécessité de revenir au « concret », comprendre les affaires et l'argent. Même lors de la conférence de presse, Jacques Dermagne a catégoriquement refusé de répondre à la question de savoir s'il n'était pas temps pour la France de faire un geste politique en vue de libérer les énergies et développer les synergies au grand bénéfice des deux pays. « Je n'ai pas de réponse à vous fournir ! », s'est-il exclamé, avouant cependant qu'il n'est pas insensible à la question de la mémoire. Résultat des comptes, le punch de la délégation algérienne conduite par Mohamed Seghir Babès, qui aura redoublé de formules pour convaincre ses interlocuteurs de ne pas ramer à contre-courant de l'histoire, a trouvé un mur infranchissable – pour l'instant – construit autour du paradigme français du traitement de la question de la mémoire commune. « Il y a des contingences qui expliquent cette posture, mais je ne désespère pas pour l'avenir », enchaîne M. Babès, comme pour signifier la difficulté de détruire ce mur de séparation mémoriel.