Le plus grave, c'est que cette loi n'a été appliquée que contre nos ressortissants, comme nous avons pu le constater sur place. Une discrimination que ne peuvent justifier ni expliquer des responsables concernés du royaume. Embarrassés, ils fondent cependant un grand espoir dans le réchauffement des relations entre nos deux pays pour «rétablir nos frères algériens dans leurs droits». Guercif, dans l'Oriental. Une agglomération moyenne qui, économiquement, reste à la traîne des autres cités du territoire chérifien. Une situation que la fermeture des frontières terrestres en 1994 a davantage noircie. Mohamed-Abdelouahab Bousmaha, le représentant d'une famille algérienne de Sidi Bel Abbès dépossédée, les larmes aux yeux, nous prie de nous arrêter pour nous montrer «les dizaines d'hectares qui nous ont été pris injustement». Située en plein centre urbain, une partie des terres a été donnée en exploitation à un citoyen marocain qui a pignon sur rue. L'autre a été transférée pour utilité publique. C'est quand même curieux cette réquisition par l'Etat de ces biens en ce sens que cette grande superficie est située en zone urbaine donc, en principe, non concernée par la loi royale. D'ailleurs, le maire de Guercif le reconnaît dans une attestation signée le 10 juin 2003. «Cette parcelle se trouve dans le secteur urbain de la ville de Guercif conformément au découpage administratif de l'année 1992.» A la Conservation foncière de Taza, un responsable qui connaît bien le dossier avoue : «Ce cas est inexpliqué. Normalement, cette terre ne devrait pas être touchée par la loi de 1973, mais…» Gêné, il continue : «Mais il devrait être réglé avec ce dégel entre nos deux pays. Patience.» Et qu'en est-il des autres biens, dont seuls les Algériens ont été touchés ? Notre interlocuteur, embarrassé, dit poliment : «Espérons qu'un autre Dahir sortira pour annuler le premier.» Il n'en dira pas plus. L'avocat de la famille de Mohamed-Abdelouahab Bousmaha, un Algérien installé à Oujda depuis longtemps, est perplexe : «Malgré tous nos documents et un dossier bien ficelé, les différentes instances marocaines continuent de faire la sourde oreille. Nos courriers restent sans réponse.» Au consulat d'Algérie à Oujda, le vice-consul nous reçoit expéditivement et nous rassure : «Le dossier des Algériens expropriés est entre de bonnes mains.» Nous lui avons demandé de nous communiquer le nombre de nos concitoyens victimes de ce Dahir. «Tous les dossiers se trouvent à notre ambassade de Rabat.» Et comme si ce dossier était du domaine du secret défense, le vice-consul précipita notre départ. Qu'à cela ne tienne. A l'ambassade, l'attaché de presse nous informe : «Ce dossier est bien pris en charge par les autorités algériennes.» Nous apprendrons que sur le territoire chérifien 14 000 Algériens sont recensés, mais qu'il en existe plus de 60 000. Quant aux victimes de ce Dahir, point de chiffre. Dans la même circonscription de Guercif, la famille Abbou parle de cette spoliation avec amertume : «Non seulement ils nous ont pris nos terres, mais ils nous ont chassés du Maroc comme des malfrats. Ils nous ont éloignés du royaume pour nous empêcher de défendre nos droits.» La famille Khiter, originaire de Khemis Miliana, se rappelle la période durant laquelle leur ferme de valeur et près de 300 ha situés à Agadir ont été transférés à l'Etat. «Du jour au lendemain, on nous a réduits à des gueux. Mais à ce jour nous continuons à lutter par la voie légale pour récupérer nos biens.» A Casablanca, K. Khiter, une Algérienne, chef d'entreprise, respectée pour les prouesses qu'elle accomplit dans son domaine ( le traitement des eaux), parle de l'expropriation avec tristesse, colère et impuissance : «Loin de juger qui que ce soit, il faut qu'on sache que nos biens actés nous ont été pris. Légalistes, nous continuons à lutter pour recouvrer nos droits.» Et de nous montrer un dossier volumineux transmis à toutes les instances des deux pays. La famille Louzri de Soumaâ, à Blida, possède (ou possédait) des biens à Beni Mellal. «Nous sommes très nombreux éparpillés sur tout le territoire du Maroc. Et tous les Algériens dans notre cas ne demandent qu'une seule chose : nos droits.» Sur le boulevard Mohammed V, à Casablanca, se dresse majestueusement l'hôtel Lincoln. Une association pour recouvrer les droits Une infrastructure dont sont fiers les Casablancais de souche. Mais le Lincoln n'est pas fonctionnel. Les travaux de restauration sont à l'arrêt. La raison ? Le propriétaire : la famille Bendra, d'origine algérienne, de l'extrême ouest. Et cela explique tout. Un journaliste du Matin Eco, nous sachant algériens, essaie de commenter cette situation : «Cet hôtel est une fierté pour nous. Sa restauration n'est pas allée à son terme parce que les autorités reprochent au propriétaire, à ce qu'il paraît, de ne pas respecter l'architecture du monument. Espérons que toutes les parties arriveront à une solution parce que cette fermeture dénature quelque peu ce boulevard de renom.» Maigre justification : les Casablancais interrogés sur la situation du Lincoln n'y vont pas par quatre chemins pour reconnaître que la raison est toute simple : «C'est un Algérien et certains acceptent mal qu'un Algérien réussisse. Et puis le projet est tellement grandiose qu'il attise les convoitises.» Les Algériens propriétaires de biens fonciers victimes des dépassements des autorités marocaines sont très nombreux. Pour défendre leurs droits, ils s'attellent à créer une association dénommée Algériens expropriés au Maroc (ALEMA), dont le président provisoire est Mohamed-Abdelouahab Bousmaha, résidant à Sidi Bel Abbès. «Nous lançons un appel à tous les Algériens expropriés au Maroc de nous contacter au 070 36 01 13 ou au 071 33 03 05 pour constituer notre association qui est encouragée par notre ambassade à Rabat et nos différents consulats au Maroc. Nos objectifs sont clairs : nous sommes apolitiques. Nous voulons recenser tous les concernés par ce problème et défendre les droits de cette catégorie d'Algériens résidant en Algérie ou au Maroc. Enfin, nous sommes optimistes quant à l'issue de nos revendications, surtout que les relations entre nos deux pays repartent sur de bonnes bases», souligne M. Bousmaha. Le site de cette association est en construction. Nos différents interlocuteurs affirment : «On ne peut pas envisager le raffermissement des relations entre les deux pays si ce contentieux – un parmi d'autres – n'est pas réglé. Ce serait hypocrite et fragile de rebâtir une union sur des litiges lourds. C'est comme si on construisait une maison sur un volcan.» Quand on pense que les autorités marocaines ne pensent qu'à la réouverture des frontières terrestres, l'on se demande si, quelque part, on essaie encore une fois de duper des Algériens toujours meurtris par mille et un coups fourrés fomentés par nos voisins.