D'abord devant les cadres de la nation. Il a voulu connaître les raisons du déficit en patriotisme affiché par les jeunes algériens. La réponse la plus objective à cette préoccupation majeure se trouve dans l'étude comparative (entre l'Algérie et le Maroc) réalisée par Hassan Remaoun et publiée en 1993 par la revue Naqd. Au vu de l'immobilisme idéologique qui verrouille l'école, ce travail de recherche est toujours d'actualité. Avec la rigueur du scientifique, l'universitaire oranais a démontré le peu d'intérêt accordé par les pédagogues officiels à l'histoire de l'Algérie. La place de l'Algérie dans les manuels d'histoire des trois années de l'enseignement secondaire ne représente que 8% de l'ensemble du programme (en nombre de leçons et de pages) et seulement 15% de l'ensemble du monde arabo-islamique. Sur toute l'année scolaire, les élèves de 1er As, par exemple, sont totalement privés de leçons sur l'Algérie, les 2e AS en ont une seule et les 3e as se contentent de huit leçons. Paradoxalement, l'espace réservé par les pédagogues officiels algériens au monde arabo-islamique plus particulièrement aux pays du Moyen-Orient représente pas moins de 75% de l'ensemble du programme étalé sur les trois années du secondaire, soit 10 fois plus que pour l'Algérie. Chez nos voisins marocains, la tendance est inversée. Les manuels d'histoire dans lesquels s'abreuvent les lycéens du royaume chérifien donnent la priorité au référent Maroc avec successivement : huit leçons pour les 1er AS (contre zéro pour les lycéens algériens) ; cinq pour les 2e AS (contre une seule pour leurs homologues algériens) et six leçons pour les 3e AS. Le référent Maroc est largement représenté dans les manuels scolaires : 20% de l'ensemble du programme contre les 8% de l'Algérie et 40% de l'ensemble arabo-islamique (contre 15% pour l'Algérie). Le décalage est flagrant entre les deux pays : l'un minimise sa propre histoire au risque de fabriquer de «la haine de soi», ce poison qui tue le patriotisme. Quant à l'autre, ses pédagogues l'ont en haute estime, ils la valorisent à travers les programmes scolaires. Il est bon de rappeler que nos manuels n'ont pas évolué d'un iota depuis l'algérianisation de l'école algérienne, en 1981. Ainsi des adolescents par millions sont – depuis 25 ans – formatés à partir d'un logiciel étranger aux valeurs du pays. C'est dire l'ampleur des dégâts ! Admettons qu'ils soient réparés dans le sillage de cette réforme – ce que nous espérons -, il nous faudrait attendre une génération entière pour évaluer les effets de cette «réparation». Ces chiffres font peur. Ils ne sont pas froids de signification. Bien au contraire, ils crient à l'injustice qui est faite et au pays des ancêtres et aux jeunes générations. La conclusion de l'universitaire ne laisse aucun doute sur l'orientation idéologique prise par les pédagogues officiels pour concevoir les programmes et les manuels : «Il est difficile – dans un pareil contexte – de voir l'Algérie et le Maghreb fonctionner comme paradigme de la conscience historique chez les lycéens algériens.» Les repères identitaires et la conscience historique constituent une nourriture indispensable à l'épanouissement culturel et psychologique de tout adolescent. A défaut de les rencontrer dans son pays, le jeune Algérien est contraint d'aller les chercher ailleurs. Avec les dégâts que nous connaissons. Rapportés à la décennie sanglante vécue par l'Algérie, les propos du célèbre anthropologue africain cheikh Anta Diop dans les années 1970 sonnent comme un diagnostic imparable «… la perte de la conscience historique entraîne une stagnation, voire une régression quand elle n'engendre pas une désagrégation ou une chute dans la violence et l'anarchie…» Ces paroles pleines de sagesse se sont évaporées dans le désert algérien et ne sont pas arrivées aux oreilles des décideurs. Si cela avait été le cas, l'Algérie n'aurait pas connu le suicidaire déchirement identitaire des années 1980-2000. L'école n'est-elle pas l'espace privilégié où se construit cette conscience historique et l'ensemencement de ce noble sentiment qu'est le patriotisme ? Pas étonnant que des failles historiques soient véhiculées par ces manuels : elles ont été toujours dénoncées par la vox-populi. Que dire de l'oubli qui frappe des célébrités dont le génie et la bravoure sont reconnus sous d'autres cieux ? Donat, Tertullien, saint Augustin, la Kahina et tant d'autres sont persona non grata dans les enceintes scolaires de l'Algérie indépendante. A ce sujet, il est utile d'évoquer une dispute qui a eu lieu en 1996 entre feu Mouloud Gaïd représentant le Haut- Commissariat à lamazighité et l'inspecteur général d'histoire au ministère de l'Education nationale. La commission mixte mise sur place par les deux institutions devait plancher sur la réhabilitation de quelques figures historiques dans les manuels d'histoire. Le représentant du ministère s'indigna des noms avancés par son homologue du HCA et de s'écrier : «Mais ce ne sont pas des musulmans et puis ils ont combattu l'Islam.» Comme quoi en Algérie, l'écriture de l'histoire et son enseignement ne commencent qu'avec l'avènement de l'Islam, reléguant à la portion congrue les périodes antérieures. Aux dernières nouvelles, les élèves d'Algérie sont tenus de s'armer de patience avant de connaître la Kahina, Koceïlah et Yughurta. Les manuels d'histoire n'ont pas été ouverts aux éditeurs privés lors de la brève expérience de démonopolisation en 2003. Sur cette discipline, le ministère s'arroge un droit absolu que l'on pourra comprendre si seulement il était exercé dans le strict respect de la vérité historique et de la démarche scientifique. Ce qui est loin d'être le cas, et ce, même si les bonnes intentions ne manquent pas. Maltraitance pédagogique Ensuite,devant les ministères de l'Education africains. Le premier magistrat du pays s'est inquiété des tentations de dévalorisation de la langue arabe. Un début de réponse est venu de la bouche d'un inspecteur général de lettres arabes. Lors d'une rencontre avec la presse nationale tenue le 16 avril 2005, ce cadre du MEN, coprésident du groupe spécialisé en langue arabe au sein de la Commission nationale des programmes (créée en 1998) a déclaré – repris par El Watan – sur un air triomphaliste qui nous rappelle les lugubres souvenirs des discours des années 1980 vantant les mérites de l'école fondamentale : «… Dorénavant les contenus des manuels d'arabe du primaire, du collège et du lycée seront algérianisés parce qu'ils n'ont pas connu de changement depuis les années 1970. Et que des textes pédagogiques tirés d'auteurs algériens seront étudiés…». Quel est donc cet ennemi qui a empêchée l'institution scolaire d'algérianiser ces contenus et d'y inclure des auteurs nationaux comme cela se fait au Tchad, au Ruwanda ou en Allemagne ? A titre d'information l'œuvre de Abdelhamid Benhadouga figure dans les programmes de lettres arabes en Tunisie et le roman de Mouloud Feraoun Le fils du pauvre proposé au menu des lycéens allemands quelques années après sa parution. Ces deux pays n'ont pas attendu trente ans pour oxygéner leur école aux bienfaits de l'interculturalité. Il est temps que les parents demandent des comptes pour connaître la nature de la nourriture spirituelle et intellectuelle ingurgitée par leurs enfants depuis ces trois dernières décennies. Sous des cieux plus cléments pour les élèves et les enseignants, les programmes scolaires sont l'objet d'un traitement périodique d'évaluation/modernisation qui leur assurent actualisation et efficacité. Un simple tour dans les bibliothèques scolaires de notre vaste territoire, quand elles sont ouvertes, nous fait découvrir la malnutrition intellectuelle de nos établissements. Au mois de mars dernier, des experts américains invités dans le cadre des échanges ont demandé à visiter ces espaces éducatifs : ils n'ont pas manqué de relever le squelettisme des rayons qui débordent t de toiles d'araignée. Dans les pays développées, la bibliothèque sert de repère aux élèves et jouit d'un intérêt majeur en financement et en activités éducatives. Quant aux manuels d'arabe, c'est à la loupe que vous chercherez en vain des auteurs connus de la belle littérature arabe-nationale ou étrangère. Allez demander à des lycéens littéraires de vous citer des ouvrages lus ou des noms de romanciers connus qui écrivent en arabe. L'école ne les a pas outillés dans ce sens. Les manuels d'arabe conçus en Algérie ressemblent aux manuels d'éducation religieuse. Sacralisation de la langue oblige qui engendre des obstacles sur les plans pédagogique et didactique. Il est très difficile à l'enseignant d'accrocher son auditoire et de faire aimer la langue quand le support à la motivation – le texte pédagogique – ne répond pas aux attentes et aux désirs de la tranche d'âge concernée. La meilleure des méthodes aux mains du meilleur des enseignants ne saurait captiver l'élève quand celui-ci ne trouve pas d'intérêt dans le texte-support. Il s'agit là d'un principe de base en pédagogie et qui n'a pas effleuré l'esprit de nos pédagogues officiels depuis plus de trente années. Et ce ne sont pas les textes succulents qui manquent dans le riche patrimoine littéraire de la belle langue de Naguib Mahfoudh, Nobel de littérature, voire même dans la poésie populaire de nos Hauts-Plateaux. La sclérose liée à la sacralisation de l'outil linguistique et à des programmes surannés perturbent l'épanouissement de l'enseignement de l'arabe en Algérie. Pour lever toute équivoque et éviter les procès d'intention, il serait utile de préciser que les critiques ne concernent nullemen la langue arabe mais le traitement qui lui est infligé dans le pays du million et demi de martyrs. Dans les autres pays du Maghreb et du Moyen-Orient, elle bénéficie de toutes les compétences ; elle est mieux intégrée dans le paysage socioculturel et cohabite sans problème avec une langue étrangère, celle de l'ancien colon. Démonétisation-dévalorisation En plus de la maltraitance pédagogique et didactique que son enseignement subit dès le cycle primaire, la langue arabe se retrouve depuis 1981 plongée dans un processus de démonétisation/dévalorisation – pour emprunter au vocable des économistes. Un processus lent qui façonne le rapport et l'image des Algériens à son égard. Il (ce processus) s'explique par l'exclusion de cette langue – justifiée ou pas – des filières universitaires valorisantes (médecine, architecture, pharmacie, informatique…), celles qui font rêver les étudiants, les lycéens, les collégiens, les écoliers et leurs parents. La projection d'insertion professionnelle des élèves détermine leur attachement ou leur préférence pour telle ou telle discipline scolaire. Dans ce registre, nul ne peut nier l'effet démobilisateur que le système éducatif algérien installe – par anticipation – dans l'esprit des élèves. Bien avant leur entrée à l'université, il peinent à s'investir dans l'apprentissage de l'arabe, lui préférant «la langue du pain blanc» consacrée par l'enseignement supérieur. «A quoi bon, puisqu' elle ne me servira pas à l'université» est le credo des jeunes adolescents scolarisés. Cette coupure entre le système scolaire qui utilise l'arabe comme véhicule des sciences et des mathématiques et le système universitaire qui exclut cette langue génère – ou légitime, c'est selon – une discrimination sociale qui commence à fleurir au grand jour. Seuls les étudiants issus de classes aisées parviennent à suivre le rythme dans ces filières francisées. Certains parce que leurs parents leur payent des cours de français sonnants et trébuchants, les autres possédant une aisance langagière acquise dans leur environnement familial. Dans le monde du travail, les entreprises commerciales recrutent plus facilement les étudiants qui ont suivi des études en français que ceux qui ont emprunté la voie de garage dégagée spécialement pour eux par l'institution. Il n'y a qu'à recenser l'origine socioprofessionnelle des parents des étudiants admis dans les filières scientifiques francisées pour prendre la mesure de cette discrimination. Ce filtre ressemble à celui organisé à la fin des années 1970 et qui orientait les enfants issus des couches populaires vers les classes arabisées et ceux dont les parents avaient un bras long vers les classes francisées. A l'époque, le lycée Descartes – actuellement Bouamama – était le point de ralliement des enfants de la nomenclatura. Ce changement brutal de langue d'enseignement pénalise lourdement les nouveaux étudiants. Des statistiques donnent 80% de redoublements en première année technologie dans la célèbre université Houari Boumediène. Leurs camarades originaires des pays subsahariens boursiers de l'Algérie, eux, raflent les premières places grâce à leur meilleure maîtrise de la langue française qui est la langue d'enseignement. Et dire que l'édition 1984 de l'Annuaire de l'Afrique du Nord donnait l'Algérie en seconde position derrière la France pour l'usage de l'idiome de Voltaire. C'est pour contourner ce dysfonctionnement calamiteux du système éducatif entretenu depuis 1981 que certaines écoles dites privées enseignent les matières scientifiques simultanément en arabe et en français. N'est-ce pas un moyen intelligent de préparer leurs élèves aux études universitaires dans les filières francisées ? Dommage que les autorités concernées – MEN et MERS- n'aient pas pensé ouvrir le dossier de ce dysfonctionnement. Ils auraient évité à l'école publique le malaise de la démonétisation/dévalorisation de la langue arabe. Ce malaise a atteint un tel niveau d'exacerbation qu'il dépasse le linguistique pour affecter le culturel. La langue arabe reste un des vecteurs qui porte la culture algérienne. Et son affaiblissement par l'école se répercute fatalement sur la sphère Nous voilà avec l'histoire qui bafouille : l'échec de la déculturation du peuple algérien par 132 ans de colonialisme est en voie d'être matérialisé quarante ans après l'indépendance. Une prouesse digne du Guinness des records ! Heureusement que l'espoir demeure avec la réforme annoncée de l'école. En installant la commission nationale de réforme du système éducatif, le président a affiché une volonté sincère de redonner sa place à cette noble institution. Mais quatre ans après l'adoption du rapport final, l'opinion publique attend de voir le contenu de cette réforme. Le simple citoyen ne comprend pas ce silence à la limite du mystère entretenu autour de ce document. Pourquoi le priver d'une information sur les mesures que comptent prendre les autorités pour réhabiliter l'enseignement de la langue arabe et celui de l'histoire de l'Algérie pour ne citer que ces deux disciplines ? Peut-être que cet éclairage viendra rassurer et estomper les inquiétudes présidentielles sur le devenir de la langue arabe et l'enracinement du patriotisme dans le cœur des jeunes algériens. Le destin du pays ne se joue plus sur les richesses du sous-sol – la mondialisation de l'économie étant depuis longtemps une réalité – mais dans la promotion et l'épanouissement du génie créateur de l'homoalgérianus. Sur ce plan, le rôle de l'institution scolaire est capital, voire décisif. Et là, nous comprenons les inquiétudes avancées par le président de la République. Pour que la réforme réussisse, ne faudrait-il pas qu'elle soit procédée d'une profonde introspection de la part de ceux qui ont la lourde charge de la piloter et de l'applique ? Leur premier responsable vient de donner l'exemple alors… – L'auteur est Pédagogue