Le discours officiel depuis un an laissait presque entendre le contraire. ” Aujourd'hui, il ne s'agit pas de combattre la pénurie, le gaspillage, les effets des inondations, mais surtout la pollution, la dégradation de l'environnement et les atteintes au domaine public hydraulique ” : c'est là une citation de Abdelmalek Sellal le ministre des Ressources en eau, extraite de l'édito du numéro 18-19 de la lettre de l'ADE, l'Algérienne des Eaux. Bel esprit, tourné vers l'avenir. Le problème est que la pénurie est toujours là. Un tiers seulement de la demande d'eau (320 000 m3/jour) disponible cet été à Oran. Le miracle du Guergar n'a pas duré. Ce barrage sur le périmètre de la wilaya de Relizane était arrivé en sauveur de la capitale de l'Ouest en 2001 avec ses 150 000 m3/jour. Mais de ces 450 millions de m3 d'eau de réserve il ne reste à l'amorce de cet été que 35 millions. Erreur de prévision. Oran souffre déjà et la saison estivale sur la corniche risque bien d'être rythmée par le ballet des citernes d'eau ambulantes. L'histoire est la même ailleurs dans les autres villes de l'Ouest, Sidi Bel Abbès par exemple attend le transfert de l'eau du barrage de Sidi Abdelli dans la wilaya voisine de Aïn Témouchent. ” Nous arriverons à assurer les 110 litres par jour et par habitant en moyenne que nous nous sommes fixé (en deçà des 150 litres jour/habitant proposés par l'OMS) lorsque nous aurons amélioré la mobilisation de l'eau dans les barrages, lancé la production des eaux non conventionnelles et achevé l'architecture d'un système de transfert des eaux interrégional”, explique un cadre du secteur. En effet, il manque de l'eau potable dans les villes soit parce que le barrage de desserte n'a pas reçu assez d'eau, soit parce que le barrage d'appoint est prêt mais n'a pas encore d'adduction (Taksebt, Beni Haroun) soit parce que, pour le littoral, le programme de dessalement de l'eau de mer a pris du retard. 70% des 1,6 milliard de m3 d'eau potable distribuée annuellement viennent pour autant des forages et des sources. Le régime de sécheresse des 25 dernières années a fait franchir à leur exploitation le seuil critique du non- renouvellement. Pour que l'Algérie quitte le ” panel ” des 17 pays africains souffrant de stress hydrique – 700 millions de m3 de déficit en 2002 année référence de la rareté – elle ne peut compter sur l'apport – forcément aléatoire – de ses 50 barrages en exploitation ni même sur celui des barrages en cours de réalisation (Koudiat…). Depuis quatre années un tournant stratégique a été pris avec le recours aux eaux non conventionnelles, dessalement de l'eau de mer et recyclage des eaux usées. Dans le premier cas, le programme prévoit la réalisation de dix stations de dessalement de l'eau de mer qui apporteront un million de m3/jour en 2009. Dans le second, le programme de réhabilitation de 25 stations d'épuration des eaux usées et la réalisation de nouvelles devrait hisser en trois ans le niveau des eaux traitées et recyclées à 300 millions de m3/an pour à peine 50 millions actuellement. Une réforme bloquée par l'administration Alger a été sauvée au cours de l'été 2002 par des eaux conventionnelles avec l'interconnexion des barrages de l'Ouest algérois (Boukerdane-Ghrib-Bou Roumi), Oran le sera peut-être au mois d'août prochain grâce aux 90 000 m3/jour de la station de dessalement d'eau de mer de Kahrama près d'Arzew. Pour dire qu'entre deux crises, des choses ont changé. Et d'abord les intervenants. La première grande réforme du secteur de l'eau aura sans conteste été la création par décret en 2001 de l'Algérienne des eaux (ADE). Une EPIC chargée de remplacer les quelques mille intervenants dans la distribution de l'eau potable, la grande affaire de l'hydraulique. ” Une ancienne idée mise en route seulement au début des années 2000 “, explique un responsable de l'ex-EPEAL. Le paysage est étourdissant : 9 EPIC régionales (comme l'EPEAL, l'EPEO) 932 régies communales et 26 EPEDEMIA, des établissements chargés de la production de l'eau (forages, captages) au niveau des wilayas. But de la nouvelle organisation avec l'ADE, ” rationaliser l'aval de la filière eau en construisant un grand service public moderne et performant qui intègre les compétences éparses dans le secteur et qui réalise des économies d'échelle à tous les niveaux. L'ADE a bien démarré, elle a commencé à mettre à niveau le secteur en le tirant vers le haut. Elle s'est rapprochée des abonnés en de nombreux centres urbains, elle a diffusé de la culture de service publique, et surtout elle a hissé l'approche de la distribution de l'eau à une autre échelle géographique alors que fournir de l'eau était pendant longtemps le problème du maire et du wali. Le problème est qu'aujourd'hui la réforme est bloquée. Aucune nouvelle wilaya n'est passée à l'ADE en 2004-2005. Les hydrauliciens évoquent les résistances du ministère de l'Intérieur. ” Le budget des directions de l'hydraulique de wilaya (DHW) est conséquent. C'est une manne financière pour les walis qui n'entendent pas s'en séparer “. Conséquences : forages, réhabilitations de réseaux locaux sont entrepris ” loin de l'ADE ” qui souvent est appelée à la rescousse ” lorsque débutent les problèmes techniques imprévus “. L'administration continue de s'occuper de la gestion de l'eau. Alors que la ressource humaine technique se trouve à l'ADE. ” Un des rapports de la Banque mondiale l'a relevé et a recommandé le désengagement de l'administration de la gestion de l'eau “. A l'ADE on évoque avec un sourire satisfait l'époque ” farfelue ” – et récente – où un ministre de tutelle – Abderrahmane Belayat – décidait d'alimenter Alger tous les jours en continu vidant tranquillement le barrage de Keddara ” pour des raisons de marketing politique “. La barrière tarifaire a empêché la concession Mais les choses ont-elles changé tant que cela ? ” Dans les négociations technico-commerciales, les experts du secteur sont associés. Mais ils ont l'impression que leur point de vue se heurte à une vision politique qui vient d'en haut et qui nous emmène ailleurs “. Ailleurs ? Les députés du Parti des travailleurs ont, l'autre semaine durant la discussion de la loi sur l'eau, donné un nom à cette direction : ” C'est un mouvement vers la marchandisation du service public de l'eau “. La tendance est bien celle-là. La mise sur le marché du service de l'eau. L'Agence nationale des barrages va passer EPIC, la filiale intervenant dans la production de l'eau dessalée, AEC, est déjà une SPA (Sonatrach- Sonelgaz) qui dans le cas de l'usine du Hamma (200 000 m3/ jour) s'associe avec l'américain IONICS détenteur à 70% du projet. Enfin la semaine dernière le chef du gouvernement a suggéré de filialiser l'ADE en SPA régionales dans le but manifeste d'ouvrir le capital de chacune des filiales à des partenaires étrangers. L'ADE deviendrait une holding de l'eau. Pour un de ses cadres, faire du service public de l'eau une activité attractive et commerçante implique qu'il faille vendre le m3 de l'eau avec une marge sur son prix coûtant : ” le coût du m3 d'eau conventionnelle (barrages, forages) revenait environ à 44 DA avant les hausses des tarifs de l'énergie. Il est vendu à 22 DA le m3 en moyenne. Celui de l'eau dessalée reviendra entre 80 et 100 DA selon les sites d'implantation qui déterminent la qualité de l'eau mais aussi la facilité d'acheminement vers le réseau d'adduction “. La part de l'eau dessalée deviendra significative (30 à 40 % ) dans le réseau du littoral algérien à l'horizon 2012. Comment facturer cela aux abonnés dans la logique marchande qui est en train de s'installer ? C'est sans doute l'impossibilité politique – par crainte d'émeutes populaires – de garantir un tarif rémunérateur aux partenaires étrangers qui a fait capoter les solutions mise en concession des réseaux d'eau potable des grandes villes. Des solutions ” prêt à porter “” très en vogue ” chez l'équipe des économistes (Benachenhou, Temmar, Khelil) de la présidence avant les avis de tempête argentin et bolivien. Ahmed Ouyahia n'en démord pourtant pas, et son ministre des Ressources en eau, Abdelmalek Sellal, même s'il est plus prudent sur les rythmes de l'ouverture, s'est bien cru obligé de maltraiter l'expertise algérienne en matière d'eau devant les débutés afin de justifier, devant les députés, le recours aux étrangers dans la gestion de la filière. Car le but ultime du mouvement est là. Avec l'annonce de l'imminence du contrat Suez – numéro un français des métiers de l'eau – sur ” la gestion déléguée ” du réseau d'eau d'Alger, l'Algérie a pour la première fois modifié un cadre législatif afin de légaliser un contrat déjà négocié, sur le point d'être conclu. Il ne s'agit plus d'un contrat de service pour la réhabilitation du réseau comme cela s'est fait avec la Marseillaise des eaux (SEM) pour Alger-Ouest ou la SAUR à Oran, mais tout simplement de la délégation de la gestion du réseau au profit de Suez pendant trois ans au minimum reconductible à cinq. Dans le secteur, l'idée qui prédomine est qu'il s'agit d'un contrat politique qui n'a pas beaucoup de fondement économique. ” L'ADE par exemple aurait pu si on lui avait donné le cinquième de ce qui est promis à Suez obtenir les mêmes résultats, c'est-à-dire une qualité de réseau qui assure en continu l'approvisionnement des abonnés en tous points de la capitale”. Les contrats gré à gré ne sont pas nouveaux dans le secteur. En 2002, le canadien Lavalin a été choisi sans appel d'offres pour construire – pour quel montant ? – les canalisations qui devaient apporter l'eau des barrages de l'ouest d'Alger. A ce moment-là au moins il y avait l'urgence de la soif comme prétexte. Le montant du contrat Suez Les chiffres qui circulent autour du contrat Suez varient entre 50 et 60 millions de dollars. C'est le montant qui serait versé à la firme française dans un contrat de ” gestion déléguée ” du réseau d'eau potable d'Alger. Rencontré au stand de Suez lors du salon SIEE POLLUTEC des métiers de l'eau aux Pins maritimes, M. Roger n'a ni démenti ni confirmé le montant. Suez serait tenu au terme de ce contrat ” bien avancé mais non encore finalisé ” de fournir de l'eau en continu aux abonnés en tout point du réseau algérois. L'action de Suez sera évaluée au bout de trois ans pour savoir si elle ira au terme de cinq années. Suez apportera son expertise pour l'amélioration du réseau et orientera l'utilisation du budget de la wilaya d'Alger destiné à l'hydraulique. Un détail reste ambigu, la création d'une société des eaux d'Alger avec le statut de SPA. Il se dit déjà que Suez en assurerait la présidence du conseil d'administration et en nommerait le directeur général sans que sa participation au capital social de cette nouvelle entreprise, aux côtés de l'ADE, ne soit clairement annoncée.