Aborder aujourd'hui la problématique de la banlieue française est utile, même si le thème est toujours délicat, parce que souvent stigmatisé par la sphère politique, qui l'utilise comme moyen d'accroche dans le jeu politicien, où le sensationnel est dominant. La réalité est que, depuis plus de vingt années, la banlieue, d'une manière récurrente, explose ponctuellement, générant des phénomènes graves, dont on ne parle que trop rarement, et qui sont l'expression d'un malaise profond de la société française. Pour mieux comprendre cette situation, une question s'impose : comment se structure cette banlieue et qui la compose ? D'une manière quantitative, la banlieue française représente environ cent villes à la périphérie de quatre grandes métropoles : Paris, Lyon, Marseille et Lille, généralement constituées de communes dont les populations oscillent entre 30 000 et 100 000 habitants. La catégorie sociale de ses habitants est en grande majorité constituée d'ouvriers et d'employés, avec un taux de chômage nettement supérieur à la moyenne nationale, de l'ordre de 30% pour des villes comme Vaulx en Velin ou la Courneuve, avec un taux de pauvreté extrême nettement supérieur à la moyenne nationale, de l'ordre de 10% de la population totale. La composante de la population de la banlieue française est d'environ 70% de personnes d'origine maghrébine, 20% d'origine africaine et étrangère pour des régions comme Lyon et Marseille. Une proportion légèrement différente est constatée dans la région parisienne, où l'on compte environ 55% de Maghrébins, 30% de personnes d'origine africaine et 30% de populations diverses étrangères et françaises. Cette réalité prouve que certaines populations ont fui depuis de nombreuses années la banlieue, comme les cadres moyens, les techniciens et les Français de souche. Force est de constater que l'enjeu principal de la banlieue aujourd'hui a trait au devenir de toute une communauté en l'espèce de la communauté arabe de France. Diviser pour contrôler Il faut désormais avoir le courage de la nommer pour enfin ne plus la stigmatiser d'une manière insidieuse et poser sérieusement le devenir de cette communauté dans la société française. On a tout fait pour ne pas la nommer sous couvert de l'absence de communautarisme. Politique de l'autruche, il semblerait qu'on ne veuille pas poser la problématique de cette population, car cela induirait qu'on pose la question du devenir de toute une communauté qui, dans les faits, représente un communautarisme de dessein. On leur demande de ne surtout pas se représenter en tant que membre d'une communauté ethnique par peur d'une influence nouvelle, alors que le système ambiant les enferme dans une certaine forme de déterminisme, où la reproduction sociale est quasi générale, à quelques rares exceptions, y compris chez les plus diplômés. De plus, le système a grand mal à nommer ce type de population, comme si c'étaient des hommes sans nom. On parle de jeunes, de gens des cités et dans le meilleur des cas de «beurs», faisant dire à certains : «Nous ne sommes plus du beurre à tartiner.» On utilise également souvent le terme maghrébin, qui est en réalité d'abord une notion géographique, alors que le terme arabe est aujourd'hui assumé et revendiqué, car permettant de créer un lien positif avec l'héritage de la civilisation arabo-musulmane, qui a tant fait pour l'émancipation des sociétés. Le système français tente aussi de créer depuis longtemps des divisions au sein même de cette communauté, en particulier entre les Arabes et les Berbères, et plus précisément les Kabyles, prétextant par des non-dits que certains seraient plus travailleurs, plus dociles, voire plus blancs que les autres. Cette volonté de diviser les populations est en réalité essentiellement une manière de rendre plus fragile cette communauté pour mieux la contrôler. Le cœur de cette problématique de banlieue, et par ricochet des Arabes de France, est lié à sa stigmatisation, c'est-à-dire une image et une représentation de l'Arabe, et par prolongement du musulman, très négatives. Cette image est diffuse, sournoise et fortement ancrée dans la mémoire collective française, favorisant les frontières invisibles où la discrimination s'exprime en profondeur. Concrètement, la plupart de ces stéréotypes viennent de très loin, ils remontent en effet au Moyen-Age. A la suite des guerres de religion, l'Occident médiéval chrétien prônait déjà la lutte contre les Sarrasins et faisait œuvre de propagande antimusulmane. Les Arabes peuple brigand, écrivait Montesquieu dans L'Esprit des lois, est favorisé d'une manière sournoise dans la mémoire collective française. Cette stigmatisation anti-Arabe a été renforcée pas les mouvements de décolonisation des années 1960, qui ont révélé violemment la volonté des peuples, en particulier du Maghreb, de stopper leurs soumissions et exploitations. Aujourd'hui, cette image stéréotypée continue à perdurer, en particulier dans les médias, où d'une manière insidieuse l'Arabe est souvent assimilé à un délinquant ou à un extrémiste violent qui ne partage pas les valeurs de la République. La violence exprimée par certains dans les banlieues touche souvent d'abord les habitants mêmes de ces quartiers. Cette violence doit être condamnée, mais elle ne doit pas nous faire oublier qu'elle représente une frange minime de ces populations (moins de 1%) et symbolise surtout l'expression d'un malaise profond renvoyant aujourd'hui à la question : qu'est-ce qu'être Français aujourd'hui quand on s'appelle Mohamed, Français depuis plus de 50 ans et que le système d'une manière sournoise vous renvoie avec une violence invisible et omniprésente l'image d'un être enfermé dans un voile négatif poussant à la haine de soi, à la haine des siens («hisd») et à la haine de toute une société. Cette image est entretenue par cette concentration topographique dans les banlieues où les Arabes constituent souvent la composante principale. La question aujourd'hui est de savoir pourquoi on a parqué autant de personnes de la même origine dans les «cages à poules» en espérant qu'ils allaient s'y sentir bien et qu'ils auraient le sentiment de participer à la société française. Pour comprendre, un petit détour historique, l'existence première des banlieues est principalement liée au mouvement de décolonisation des années 1960 en Afrique du Nord où les nombreuses entreprises françaises pour satisfaire leurs besoins en main-d'œuvre étaient prêtes à tout. La plus proche et la plus exsangue à cette époque est la main-d'œuvre maghrébine, et particulièrement algérienne, la plus nombreuse, qui, après plus d'un siècle de colonisation, était au bord de la famine, spoliée par le pouvoir colonial de sa terre. On leur avait enlevé leur moyens de subsistance, donné des miettes, et sur le plan politique, le refus de l'égalité des droits (senatus consult de 1865), considérant qu'il existait une incompatibilité entre l'accès à la citoyenneté française et la religion musulmane. Ces Arabes ont dû se révolter pour se réapproprier leurs biens et surtout redécouvrir un sentiment de liberté et de dignité. L'histoire sanglante de la décolonisation a généré également une mémoire collective française non totalement réconciliée avec son passé, où il reste difficile d'admettre l'égalité pour des ex-colonisés. Aujourd'hui, la France doit assumer les dégâts induits par sa colonisation tout d'abord en reconnaissant officiellement cette guerre, en demandant pardon et en réparant financièrement les préjudices causés aux populations concernées par la torture, la dépossession et les déplacements forcés. Cette dimension historique a un lien direct avec le présent, car les événements semblent se répéter. Les banlieusards d'aujourd'hui sont en grande partie les fils des ex-colonisés d'hier et il semblerait qu'on continue sous une autre forme à leur donner des miettes avec comme point culminant cette nouvelle forme de discrimination qu'on nomme racisme invisible et matérialisée dans la sphère de l'emploi, le logement, les loisirs. A titre d'exemple, le grand paradoxe de la banlieue, c'est que sa composante principale en l'espèce, la communauté arabe, constitue la majorité de la population, mais bénéficie d'une manière minime des fruits de l'activité ou de la croissance de ces villes, poussant certains à souligner encore des miettes. Le cas des emplois municipaux est explicite. Ils sont principalement constitués d'un personnel non résident de la commune dans des proportions alarmantes (de l'ordre de 80%), alors que la population locale, et en particulier ces Arabes français, ne dépasse généralement pas les 20% de l'ensemble du personnel, c'est la matérialisation explicite de ce racisme invisible qui sévit pleinement dans les banlieues de gauche comme de droite. Dans la banlieue, les gens ne sont pas dupes, on les appelle les corbeaux, ils viennent croquer la journée en banlieue et le soir rentrer dans leurs pavillons situés dans d'autres localités plus chic où leurs impôts sont payés. Cette situation discriminatoire a amené certains élus à faire quelques efforts en mettant en avant des individualités pour pallier les nombreuses critiques. Certaines de ces individualités sont appelées dans la banlieue les bounty de la République ou les Arabes de service, car assimilé par le système, sans envergure et sans solidarité réelle avec les autres, et même plus, l'utilisation de leur communauté comme levier pour un carriérisme personnel. Les quelques exemples en poste sont souvent ceux qui confirment la règle sachant que ces derniers sont souvent à des postes non stratégiques avec peu de pouvoir. Les récentes nominations dans les gouvernements successifs s'inscrivent dans ces espaces réduits. Le système n'ayant pas porté ces fruits depuis plusieurs décennies, la question des quotas à compétence égale risque de s'imposer par la force des choses, car les écarts et les inégalités se creusent. La reproduction sociale est effrayante : ils naissent dans ces banlieues, se marient et font des enfants et ces derniers sont voués à se reproduire dans ces espaces où leur niveau socioprofessionnel restera fatalement parmi les plus bas de la population française. Enfin, les énormes déficits financiers d'un grand nombre de banlieues expliqués par des gestions désastreuses, où le clientélisme et le corporatisme sont souvent en vigueur, sont renforcés par un misérabilisme ambiant de certaines politiques qui a permis de générer des subventions substantielles de revitalisation urbaine, dont les utilisations sont souvent obscures en termes d'affectations, poussant certaines associations à demander aujourd'hui des comptes. En résumé, le problème de ces banlieues est d'abord politique et non technique, où il est nécessaire d'impulser un projet pour tous, qui doit toucher plusieurs sphères, en particulier l'emploi, le logement, la vie culturelle et l'image. Sur l'emploi, deux axes d'intervention : tout d'abord drainer l'investissement sur les communes et ensuite en faire bénéficier les habitants de ces dernières. Le travail d'un maire est aujourd'hui celui d'un vrai pilote d'une organisation de plusieurs centaines d'employés ayant la capacité de fédérer les énergies et d'asseoir un avantage comparatif par rapport à la concurrence, et dans ce cadre l'image est essentielle. Le travail sur l'image est souvent minoré, car non productive, et certaines communes, depuis plus de vingt années, sont au pilori avec une image négative qui s'entasse, entraînant ses habitants dans un cercle vicieux, ayant honte de préciser leur appartenance géographique. Parce que les politiques n'ont pas eu le courage d'assumer la spécificité de leurs administrés faisant semblant ou en donnant l'illusion qu'une communauté spécifique majoritaire n'existait pas, il semble utile aujourd'hui d'assumer cette spécificité comme une richesse et non plus comme un handicap. Les événements semblent se répèter Dans ce cadre, il semble nécessaire d'utiliser la capacité créative dans les banlieues qui est incontestable. Parce que le système les rejette d'une manière sournoise en ne leur donnant que quelques miettes (malgré des compétences certaines), la création est souvent pour eux un des seuls moyens de s'en sortir. On constate un nombre croissant de jeunes Arabes qui se lancent dans la création d'entreprises. La création de pépinières d'entreprises peut être un support dynamique pour impulser des projets et les concrétiser. Autre exemple de mesures concrètes, les petites entreprises françaises exportent fortement à l'international et en grande partie vers le Maghreb ; les spécificités des populations des banlieues pourraient être utilisées comme des atouts et non comme des contraintes en drainant des postes à l'international où les compétences ne manquent pas. Cette approche économique doit être combinée avec une approche culturelle dynamique. Tout d'abord des contradictions flagrantes difficilement compréhensibles perdurent, les mosquées dans les caves ou des bas de cages d'immeuble sont encore légion et les projets en cours sont trop freinés d'une manière détournée, alors que le fondement même de la laïcité est théoriquement de permettre à chaque citoyen d'exercer dignement sa religion dans le respect des droits et devoirs de la République. Sur le plan culturel, la situation est identique, les projets de centres culturels euro-maghrébins à Paris, à Lyon et à Marseille sont bloqués. Les mairies centrales des grandes villes sont quasiment opposées (considérant les projets comme non prioritaires), contrairement à d'autres projets similaires issus d'autres communautés. Ce deux poids, deux mesures est devenu l'expression pour certains d'une forme de légitimation de ce racisme invisible. Enfin, dans le contexte de la mondialisation que nous connaissons, la dimension internationale ne peut être occultée en particulier dans sa relation directe avec la banlieue. Il est clair que le conflit irakien et surtout le problème palestinien, où la colonisation est écrasante, les résolutions des Nations unies jamais appliquées entraînent une certaine forme d'humiliation et de résignation internationales, constatant d'une manière impuissante à nouveau la différence de traitement. Pour conclure, il est difficile d'admettre l'égalité pour des ex-colonisés, les risques d'explosion de la banlieue sont beaucoup plus probants qu'on ne pourrait le penser, c'est pourquoi il est urgent d'aborder cette problématique en ouvrant les portes de la République à ces Arabes français qui ne demandent qu'à y entrer. L'histoire ne doit pas se répéter, car les miettes accordées ici et là sont révélatrices d'un malaise profond de la République, en particulier son incapacité à fédérer tous ses citoyens et surtout ces Arabes de France, où l'égalité est encore lointaine, poussant certains à la résignation, au retranchement et parfois aux extrémismes. Pour casser ce cercle infernal nuisible à l'ensemble de la société, des mesures fortes doivent être impulsées quantitativement et qualitativement et non plus uniquement des coups politiques qui ne sont que des exceptions d'individualités sans réel pouvoir, confirmant la profondeur du malaise. L'ambition de plusieurs députés à l'Assemblée nationale ou à la tête de communes importantes, mais aussi en tant que responsables de fédération des grands partis politiques, pourrait être des supports puissants de contre-pied au racisme invisible et de vitalisation du lieu social qui aujourd'hui est fragilisé par une société segmentée, où les écarts et les incompréhensions se creusent. Les compétences existent, les politiques doivent désormais assumer leurs responsabilités.