Même si une production conséquente d'ouvrages ciblant cette clientèle est disponible, les librairies demeurent pauvres. Dépendantes en partie des livres d'importation, à défaut d'un secteur éditorial autonome en Algérie, elles ne peuvent répondre à la demande locale. Il faudra attendre le Salon international du livre d'Alger (Sila), prévu le 21 septembre prochain, pour voir les rayons des librairies respirer de nouveau. Au même moment, des tirages pirates de livres édités à l'étranger, d'auteurs algériens, apparaissent et s'imposent. Les libraires font avec, dans un douloureux choix moral : choisir entre les Algériens et leurs auteurs. Sur un tel autel, le livre est sacrifié. Paradoxalement, c'est à ce prix que la lecture est possible. La rue Didouche Mourad absorbe les flâneries algéroises en ce dernier mois d'été. Trois librairies y sont incrustées, ce qui en donne la concentration la plus importante au mètre linéaire en Algérie. Ibn Khaldoun et El Ghazali sont des lieux communs des pages culturelles des journaux, si l'on compte également la librairie du Tiers-Monde, qui se trouve plus loin sur la place Emir Abdelkader, face à la mairie d'Alger-Centre. La librairie des Beaux-Arts, au 28 rue Didouche Mourad, ne tarderait pas à les rejoindre, avec l'aménagement annoncé d'un espace de rencontres éditoriales au sous-sol. L'ex-rue Charras, rebaptisée Arezki Hammani, d'après une sombre pancarte vandalisée, abrite en contrebas de la faculté centrale d'Alger l'ex-Dominique, désormais Elijtihad. D'autres jonchent discrètement, en une dizaine de points, le tracé urbain algérois hérité du génie colonial. Sur la rue Ali Boumendjel, vers le TNA (ex-Opéra d'Alger), et aux abords de la Poste Centrale. Boutiques intemporelles, elles existent depuis le milieu du siècle dernier et ont su rester attachées à leur activité. A la librairie El Ghazali, ouverte en 1967 avec le monopole de l'Etat sur l'édition, Hocine Bendif, ex-cadre de l'Entreprise nationale du livre (Enal), gère son nouveau monde. Une ancienne moudjahida pénètre dans la librairie et prend place dans un coin. «Cette chaise m'est réservée», sourit-elle, allume une cigarette derrière les lunettes quatre-saisons brunies par le soleil de la marche, et profite de la climatisation. Le temps est aux coulées de chaleur. Le travail d'un libraire en période estivale n'est pas loin de ressembler au reste de l'année si ce n'est l'apport de la communauté immigrée. «C'est avec eux qu'on fait l'essentiel de notre chiffre», lance Ali Bey, de la librairie du Tiers-Monde. Fatiha Soual, à la librairie Ibn Khaldoun, parle de «diaspora algérienne». «On a tendance à penser qu'ils viennent de France seulement. En fait, ils viennent de partout», dit-elle. Beaux livres d'histoire En visite, ils choisissent, souvent dans la précipitation des derniers jours, les livres qui parlent de l'Algérie et qui la figurent. Les beaux livres ont la cote. La dernière série : Patrimoine d'Algérie, l'Art du tapis au fil du temps, de Samia Zennadi (APIC) et Eternelle Algérie, photographies de Yacine Kefti sur des textes de Salvatore Lambardo, est exposée en bonne place. «C'est la période des cadeaux», explique Fatiha Soual. «Maintenant, les gens offrent des livres au lieu des gâteaux», s'amuse, à quelques mètres de là, Hocine Bendif avant de se diriger vers une cliente et de discuter d'un beau livre de…gâteaux syriens. Parmi les éternels succès en vente également, les livres d'Histoire. L'histoire nationale se fait une place modeste au milieu de l'antique, de la post et préislamique, dans une constellation explosée qui laisse s'écouler les questionnements identitaires. Les classiques de Mohamed Harbi, côtoient le Dictionnaire de la culture berbère en Kabylie, de Camille Lacoste-Dujardin, paru chez Edif 2000 à un prix négocié de 950 DA, une aubaine, Cheikh Mohand Oulhocine, de Abdennour Abdesselam, Les juifs d'Algérie, de Aissa Chennouf, à El Maârifa. Kamel Chehrit déboule à la librairie El Ijtihad avec un lot de livres sous le bras. Aux éditions Grand Alger Livres, il dirige la collection Histoire en compagnie de Abderrahmane Rebahi. Une série de quinze ouvrages sont parus en l'espace de quelques mois. «Le marché a répondu favorablement», s'enthousiasme-t-il. L'Algérie au XIXe siècle, récits de voyages, d'Adolphe Jeanne, Récits de Kabylie, campagne de 1857, d'Emile Carrey, Bandits de Kabylie, d'Emile Violard, les textes de l'époque expéditionnaire française en Afrique du Nord sont tombés dans «le domaine public» et les livres rendent compte des premières impressions des plumes de l'armée. Comme par un douloureux enchantement, Kamel Chahrit se rend compte du drame de son travail d'éditeur. «Dans certains quartiers de la capitale, il n'y a pas un seul libraire sur des centaines de magasins de bouffe et d'alimentation générale. Sur tout un quartier, c'est une catastrophe», s'exclame-t-il avant de mettre le cap sur les rares librairies existantes. La saison estivale est réputée propice à la lecture des romans. En littérature, «les Goncourt et les Nobel se vendent bien …enfin, sont bien vendus», indique Hocine Bendif. Le dernier prix Mohammed Dib ? «Habib Ayyoub (auteur de C'était la guerre, aux éditions Barzakh) est épuisé, il s'est également très bien vendu», reprend-il. Pas de réédition ? «Les maillons de la chaîne sont tous faibles», diagnostique Boussaed Ouadi à la librairie des Beaux-Arts. Vouée à la littérature et aux beaux livres, cette librairie, qui existe depuis les années 1950, couve une légende. «Albert Camus se réfugiait là pour écrire parfois», raconte le libraire en montrant la mezzanine. Derrière lui, la photographie et un mot d'adieu à Vincent Joachim Grau, ex-gérant de la librairie, assassiné le 21 février 1994. Amoureux du patrimoine, Boussaâd Ouadi tient également l'édition INAS, qui vient de faire paraître une recherche de Nacéra Benseddik sur l'antique Souk Ahras. «C'est difficile de tenir», livre-t-il à propos de son expérience d'éditeur. L'espace d'une discussion, trois clients entrent dans sa librairie et demandent Da Vinci Code, de Dan Brown. Bredouille. Le livre est d'ailleurs introuvable à Alger. Parler dans ces conditions de meilleures ventes est un exercice difficile. Car les meilleures ventes sont aussi les meilleures pénuries. Les libraires dépendent, pour les éditions étrangères, des importateurs de livres. Ces derniers se réservent, nous indique-t-on, pour le Salon international du livre d'Alger (Sila), qui se tiendra le 21 septembre prochain. Associés à des maisons d'édition étrangères, ils profitent de l'arrivée automnale des lots de livres pour passer leurs marchés. Ilots de savoir et d'écrits, les librairies activent ainsi dans l'isolement. La création d'une association des libraires ne semble pas les sortir de leurs ornières. Comme une fatalité, le livre continue à être un produit de luxe. «On ne peut pas reprocher aux gens de ne pas acheter des livres à 300 DA», lance Boussaâd Ouadi, qui pense que le problème de la lecture est économique. A l'ex-Dominique, Benanter Abdennour se veut concis à propos de son travail. «Nous n'avons pas la marge suffisante pour être libraires», dit-il en tenant entre les mains un numéro des Archives d'Algérie à 150 Da. «Si je le pouvais, j'offrirais ce livre aux clients en guise de cadeau d'accompagnement, ou bien je ferais des remises. Mais ce n'est pas possible, car notre marge est faible, bouffée par une TVA que nos plus proches voisins, les Tunisiens, n'imposent pas à leurs livres», se plaint-il. Benanter parle également du manuel scolaire qui continue à se vendre hors des librairies. Amour pirate Mais le sujet est hors de portée, coincé dans une décision politico-administrative, que le libraire survole comme une malheureuse anecdote d'une longue série d'inconsistances. A l'orée de la librairie Ibn Khaldoun, Nedjma, comme un être vivant, observe le flux indistinct des gens de la ville et ceux qui ne font qu'y passer. L'amour de Kateb Yacine circule en version pirate. Il était presque impossible de se le procurer autrement. «Nous avons eu un dilemme à ce propos», explique avec réticence Fatiha Soual, présidente de l'Association des libraires en désignant une série de livres de poche. «Nous avons quand même décidé de le mettre en vente, car on a pensé que les Algériens ne l'auraient pas lu autrement, mais ça veut dire aussi que les ayants droit des auteurs ne percevront rien», tranche-t-elle. Devant les rayons de la librairie El Ijtihad, Benanter Abdennour explique que les éditions du Seuil (France) ont révisé les prix pour pomper ce piratage. Les quinze livres d'auteurs «maghrébins», réédités ainsi, étaient accessibles à 260 DA. Le roman de Kateb, contre 300 DA, continue, seul, obstinément, à s'écouler en version pirate. Malédiction ou est-ce le droit de l'auteur ? Aux abords d'El Ijtihad, des librairies d'un autre genre tapissent les trottoirs et le parterre de la Grande Poste centrale d'Alger, les bouquinistes jouent la concurrence dans un autre concours de circonstances. Des livres anciens changent de main dans un négoce populaire in vivo, un marché cordial entre les couches en carton ensommeillées d'un SDF et les vapeurs d'un fast-food. La capitale respire encore par bouffées de chaleur. Le livre continue d'emprunter les sentiers sinueux des inconsistances. Jusqu'au prochain Salon international du livre d'Alger. Et, peut-être, au-delà.