La librairie Idjtihad ou l'itinéraire d'un pays La fermeture de la librairie des Beaux-Arts apporte sa part de climat lugubre, d'un endroit qui constituait une allée harmonieuse, le long de la place Maurice Audin et ses terrasses longeant toute la rue menant vers la Fac centrale. Elles pullulaient dans les grands boulevards, en leur donnant une vitalité et du charme. Leur présence imposait une espèce de rapport où l'espace propre est foncièrement respecté et marqué par un haut sens des belles-lettres et de l'esprit raffiné. Les librairies, puisque c'est d'elles qu'il s'agit, n'ont plus cette présence qui contribuait dans la dynamique socioculturelle et historique d'une ville, voire d'une capitale. On ne retrouve plus les grands noms de librairies dans nos villes, le cas d'Alger-Centre est édifiant dans ce sens. Du haut de la rue Didouche-Mourad et en amont en arrivant à Ahmed Hamani, l'ex-rue Charasse, on peut constater «l'éclipse» totale et de la manière la plus spectaculaire d'un nombre effarant de librairies qui faisaient jadis la fierté de la ville et des grands quartiers auxquels faisait-on référence en matière de rencontres et une espèce de repère-phare que ce soit en termes d'endroits qui s'imposent de par ce qu'elles suscitaient comme engouement chez les affidés de la culture en général et de la lecture en particulier. Ce tableau auréolé et orné de décors spirituels dégageant une odeur où la force des lettres et de leur sens incarnait le nectar estampillé et suave d'un lieu et d'un nom a cédé sa place à un «monde» envahissant et charriant ce qui constitue l'antithèse de ce qu'il y avait avant. A la place des librairies, on peut voir visiblement des fast-foods s'ériger avec ostentation et de la façon la plus manifeste dans les ruelles d'Alger-Centre, c'est l'ère de la «société de consommation» où le ketchup remplace le livre et où les boutiques de«chawarma» détrônent les lieux de la connaissance et du monde des lettres. Être libraire, ce n'est pas une sinécure! Le métier de libraire traverse une période des plus dures et difficiles, être libraire dans le contexte d'aujourd'hui n'offre pas de perspectives fastes pour l'avenir dans le sens où ce métier n'est pas stable, il est menacé de disparition à cause de la politique de la «promotion» du livre telle qu'assumée actuellement par les pouvoirs publics, le ministère de la Culture en l'occurrence. Faire une descente en visitant ce qui reste comme librairies, permet d'approcher la situation des libraires et les risques qui les guettent quant à la poursuite de ce métier alors que l'asphyxie est là, omniprésente, c'est une question de temps comme disait notre interlocuteur, Ali Bey, le gérant de la célèbre librairie Tiers-Monde, située au milieu de la rue Larbi Ben M'hidi, en face de la place Emir Abdelkader. Le gérant Ali Bey a exprimé clairement et nettement la situation des libraires et aussi ce qui attend les librairies comme avenir très sombre. Il a souligné que «c'est clair que le métier de libraire soit menacé de disparition à cause de l'absence d'une vraie politique qui motive ce segment important de la culture pour se maintenir et faire face aux difficultés qu'il rencontre», a asséné le gérant de la librairie Tiers-Monde. Avant d'aborder ce volet propre au devenir des libraires qui viennent de tirer la sonnette d'alarme quant à ce métier noble qui assure le rôle de transmetteur du savoir et de la culture sous la forme d'un livre pluridisciplinaire, il est judicieux de s'attarder sur quelques repères de ce monde. Il est tout à fait clair que chaque ville a ses librairies qui constituent sa référence propre et sa spécificité en tant qu'ensemble urbain se démarquant par sa propre personnalité dans ce domaine. Alger-Centre en fait partie, mais aujourd'hui elle est témoin d'une autre réalité qui caractérise les librairies et le métier de libraire. L'une des situations annonçant davantage de drames à ce métier, voire à ce noble monde des lettres et des arts, c'est la fermeture de la prestigieuse librairie «Les Beaux-Arts». Cette annonce est venue confirmer la spirale dans laquelle sont empêtrés les libraires et les tenants de ce métier menacé par le spectre de la disparition au quotidien. La fermeture de la librairie des Beaux-Arts apporte sa part de climat lugubre d'un endroit qui constituait une allée harmonieuse le long de la place «Audin» et ses terrasses longeant toute la rue menant vers la Fac centrale. Au début on croyait que la fermeture de la librairie Les Beaux-Arts était motivée par des travaux durant le mois de Ramadhan comme cela se fait à l'accoutumée pour beaucoup de commerces et activités libérales. La nouvelle nous a été confirmée par la gérante de l'ancienne librairie Idjtihad, ex-Dominique située à la rue Ahmed-Hamani. Cette fermeture de plus ne fait que porter préjudice à la mémoire de son ancien gérant Vincent Grau qui est resté ici en Algérie refusant d'aller vivre dans son pays d'origine, la France. Vincent a trouvé la mort dans le pays qu'il a choisi. Il a été assassiné par la horde barbare des islamistes. Vincent s'est donné à fond pour faire de sa librairie les Beaux-Arts un lieu où règne effectivement l'édition et la vente de tout ce qui est en rapport avec les arts, les lettres et l'esprit raffiné en termes littéraires. Voilà que le temps a eu raison de sa mission culturelle et son rôle intellectuel consistant à maintenir le lien à travers l'ouverture de sa librairie pour servir les lecteurs et les spécialistes avides d'art et de littérature. Le métier de libraire n'est pas une sinécure, c'est ce qui est arrivé avec la librairie des Beaux-Arts du regretté Vincent Grau. La série des drames se poursuit au niveau de la librairie Idjtihad. Et à ce niveau de constat, nous comprenons parfaitement cette descente aux abysses du métier de libraire et la situation des librairies qui vivent au rythme de la fermeture. Beaucoup de librairies ont fermé sans la moindre résistance. La librairie Idjtihad sise rue Hamani, connue, surtout par son ancienne appellation, à savoir Dominique, résiste tant bien que mal à cette situation qui s'abat à la fois sur les librairies et les libraires. Mais cette librairie n'est plus celle qui avait l'avantage d'attirer les lecteurs et les amoureux des belles-lettres et autres activités relevant du domaine de la littérature à l'image des rencontres-débats et des tables rondes autour d'un roman avec la présence de son auteur. Aujourd'hui, cette célèbre librairie est désertée, voire délaissée même. La visite nous a permis de voir de près sa situation en particulier et celle des autres librairies du pays en général. La gérante, Meriem Belkmakem, a essayé de faire dans le factuel en soulignant que «le lectorat connaît un recul monstre au niveau de notre librairie Idjtihad. Certes, le recul est constaté dans toutes les librairies, mais la nôtre se fait sentir de plus en plus sachant qu'elle avait ses disciples et ses abonnés depuis plusieurs décennies», a rétorqué la gérante. Le lectorat et l'abandon de la lecture L'état de l'ex-Dominique est désastreux, il ne reste que le souvenir d'une époque qui était animée par le rêve d'une société à vocation culturelle et de progrès. Les images et les photos affichées à l'intérieur rappellent à ceux qui ne connaissent pas cette librairie qu'il y avait des noms et des personnalités littéraires qui ont pu contribuer à l'émergence de la pensée rationnelle et les idées de progrès en général. Pour la gérante Meriem Belkmakem, même «le lectorat n'existe plus, ce n'est plus comme il y a une vingtaine d'années où les lecteurs se faisaient connaître à travers le choix des livres et des lectures. Avoir une librairie en assurant la vente des livres, ne fait pas bon marché avec le laisser-aller qui ronge le monde du livre et du métier de libraire», a tonné Meriem, la gérante de la librairie Idjtihad. C'est le même constat affiché par le gérant de la librairie Tiers-Monde, Ali Bey, qui a fait un véritable réquisitoire quant à la situation du métier et aussi du lectorat qui connaît une dégradation effarante. Dans ce sens, le gérant Ali Bey déclare que l'«on fait tout pour pousser les librairies vers la fermeture. C'est une réalité où les pouvoirs publics sont responsables en premier lieu», a mentionné le gérant Ali Bey. Il est évident que la question de la fermeture des librairies est d'abord et avant tout une question qui relève d'une mauvaise appréciation politique de ce volet sensible de la lecture et de la promotion de la culture, de ce point de vue, il est nécessaire de rappeler que le livre est subventionné partout dans le monde, surtout dans les pays les plus développés. Le livre en Algérie vient de subir la loi du «marché», alors que le créneau n'est pas semblable ni de la même nature que les autres marchandises. Dans ce sens, le libraire de formation et gérant de librairie, Boussad Ouadi qui connaît bien le secteur du livre puisqu'il a fait ses preuves même dans le domaine de l'édition, souligne à propos de la situation à laquelle sont livrés les libraires que «neuf librairies ont fermé leurs portes ces dernières années sur la rue Ben M'hidi et la rue Didouche-Mourad, dans le silence le plus total car aucun des occupants ne s'est plaint. Plus grave encore, trois d'entre elles ont été vendues par des anciens employés de la Sned-Enal, ancienne entreprise étatique, à des marchands de vêtements ou de chaussures en empochant une confortable plus-value au passage. Aucune autorité officielle ne s'est interposée dans les transactions ni n'a jugé regrettable que des espaces culturels aient changé de vocation. A Oran, Constantine, Annaba, Tlemcen, etc. Le même processus a été observé», a expliqué Boussad Ouadi à propos de la situation des librairies et le sort qui leur a été réservé depuis l'enclenchement du processus de liquidation des entreprises du livre en premier lieu à l'image de l'Enal et la Sned et après les librairies qui étaient rattachées à ces deux entreprises qui constituaient la matrice de l'activité livresque à l'échelle nationale. La transformation des librairies en activité autre que la sienne est un signe annonciateur d'un mode de vie très grave, qui remet en cause les valeurs et aussi les critères d'une société qui aspire au progrès et à la modernité. Le gérant Ali Bey affirme: «Depuis que je travaille dans le monde des livres en tant que libraire, je n'ai jamais remarqué autant de recul dans le lectorat et l'achat de livres. D'ailleurs c'est simple, les gens qui viennent à la librairie Tiers-Monde pour se procurer un livre, leur âge est de 50 ans et plus, c'est ce qui renseigne sur l'état de la lecture et le niveau culturel des générations montantes», a souligné Ali Bey, gérant de la librairie Tiers-Monde. Ali Bey considère que le ministère de la Culture est responsable de l'état des libraires dans la mesure où le premier rôle revient à la tutelle pour revoir beaucoup de choses dans le domaine. Ali Bey exige que «la révision fiscale soit appliquée par rapport à ce créneau et il faut donner aux libraires les prérogatives quant à la vente de livres scolaires et ne pas les laisser au niveau des directeurs des établissements scolaires», a indiqué Ali Bey. La faillite des librairies est plus que tonitruante, mais la société assiste à ce phénomène de la disparition de ce métier fabuleux sans que des mesures soient prises en urgence.