Alors que la précarité devient le lot de la majorité des Algériens et que l'industrie publique recule, l'entrée en application de l'accord d'association avec l'Union européenne, au lieu de constituer une opportunité, laisse poindre un horizon chargé de menaces pour les entreprises et les emplois. Comme à Béchar, la misère croissante pousse les citoyens à la révolte contre des services publics prisonniers d'une logique marchande qui conduit à l'exclusion et des institutions prises en otages par le pouvoir, ce qu'atteste la campagne unilatérale pour un oui au référendum sur «la charte pour la paix et la réconciliation». L'instrumentation des personnels et des moyens de l'Etat accompagne une corruption endémique que trahissent des scandales impliquant des walis et différentes autorités auxquelles on confie l'organisation du scrutin du 29 septembre prochain. Elle signe la faillite de l'Etat. On ne s'interroge presque plus sur la signification des derniers changements au sein de l'ANP ou dans l'administration, car fondamentalement ils restent l'expression du même Etat où dominent la rente et les privilèges. De la même manière, on ne se demande plus si c'est par hasard que de nouvelles pressions sont exercées sur l'Algérie pour nouer un dialogue avec le Maroc sur le dos des Sahraouis. Il est évident qu'il s'agit d'un tout constitué de despotisme, de dérive ultra-libérale et d'impunité. Bouteflika, qui s'est imposé en centre de gravité de l'alliance au pouvoir, en profite pour accroître ses pressions. Il vide les partis de leur substance et même de leur base et les rend incapables d'initiative autonome. La coalition présidentielle qui ne savait rien du projet de charte, disait-elle, semble incapable de prévoir ce que fera le président demain. Elle n'en laisse pas moins éclater les ambitions de pouvoir et se livre à une course aux privilèges. La domination rampante de la ligne politico-idéologique du président et ses options économiques et sociales paraissent avoir largement démobilisé les forces qui représentent une alternative, causant un nouveau préjudice à la communauté nationale après les assauts terroristes islamistes. Même les adversaires de l'élection du 8 avril 2004, comme Djaballah, Louisa Hanoune et le responsable de Ahd 54, après une bataille où les tensions ont été savamment distillées, trouvent des vertus à la charte soumise à référendum, tandis que les autres candidats se sont astreints à se taire. Une telle issue était prévisible, les concurrents malheureux n'ont finalement servi qu'à cautionner une démarche que même les islamistes appuient, eux qui défilaient il y a quelques années en dénonçant la charte et la Constitution. Il se confirme que, sans l'apport des démocrates et des patriotes les plus conséquents et sans rassemblement, on assiste au reflux tragique du mouvement démocratique. Dans un tel contexte, certaines forces doivent prendre garde de ne pas tomber dans l'illusion qu'avec la question des victimes et la gravité des séquelles de l'affrontement avec le terrorisme islamiste, la ligne de démarcation ne doit pas se situer entre les deux projets de société, démocratique moderne d'une part et islamo-conservateur d'autre part, mais entre ceux qui veulent dépasser la situation actuelle et ceux qui la reproduisent, car c'est bien la politique menée par Bouteflika qui reproduit la situation. La ligne de clivage entre ceux qui veulent la paix et la réconciliation et ceux qui utilisent ces concepts comme alibi, reste la position nette vis-à-vis de l'islamisme et du système rentier. Le contexte et les discours du président permettent de mieux situer la signification politique de la charte que Bouteflika souhaite imposer par référendum. C'est par son sang que le peuple algérien a voté pour la paix et contre la division, alors que le pouvoir voudrait par une opération référendaire déguiser l'oppression en plébiscite et institutionnaliser l'impunité. Pourtant, la réconciliation ne peut vouloir dire unanimisme retardataire et interdiction d'accès aux médias, d'autant qu'en son nom, on prétend réhabiliter le débat politique et condamner la violence. Alors que les Algériens sont demandeurs d'une vraie confrontation argumentée sur les enjeux actuels et l'avenir du pays, le pouvoir confisque le débat et soumet son projet dans la précipitation, en plein mois d'août. Les menaces et les insultes règnent déjà, on est presque assuré qu'au mieux le pouvoir favorisera l'empoignade. La manière révèle l'intention, on ne cherche pas un consensus mais la soumission, c'est un véritable coup de force. Bouteflika est insatiable et aucun contre-pouvoir ne l'arrête dans les institutions. Ceux qui aspirent à la paix et qui ont à cœur de préserver l'unité et la stabilité du pays doivent se convaincre que son projet c'est la pente glissante qui mènera l'Algérie au chaos. C'est pourquoi le référendum n'est pas vide de toute signification et on ne peut le réduire à une simple diversion. Il faut faire attention à ne pas sous-estimer son importance, ce serait ça la véritable diversion. Les citoyens et les organisations sociales et politiques sont concernés. Evidemment, l'ambiguïté du pouvoir défavorise l'engagement dans la bataille. Ce n'est pas parce que les choses n'ont pas mûri, mais bien parce que, pour le pouvoir, il s'agit d'une ambiguïté constructive, qui lui permet de dérouler son plan au fur et à mesure en tétanisant les oppositions. C'est à cela que servent les petites phrases du président qui appelle à «lire entre les lignes», qui parle d'«équilibres nationaux» et d'«opposition au sein des corps constitués» qui prétend qu'il n'est pas question d'amnistie générale et, en même temps, exprime sa disponibilité à y recourir. Le discours de Bouteflika accrédite en fait toutes les craintes plus qu'il ne suscite le moindre espoir. Le projet de charte montre la grande difficulté, la position inconfortable sur laquelle débouche toute tentative de concilier modernité et islamisme. On sent l'improvisation, les inconséquences de la démarche, dans ses contradictions et ses louvoiements. Le discours et la charte proposée ne peuvent pas favoriser une évolution positive, ni permettre la mobilisation et le développement des forces démocratiques. Par des non-dits et des sous-entendus Bouteflika laisse ouverte la question de l'amnistie, il n'est pas question d'en finir avec l'islamisme, mais de renégocier un statu quo, le temps de préparer l'amnistie et avec elle le retour du FIS au mépris des leçons tragiques et sanglantes de l'histoire. Il ne peut prétendre résoudre la crise en reproduisant la même ligne, les mêmes pratiques, les mêmes forces dominantes et les mêmes hommes. En même temps, Bouteflika ne renonce pas à exiger des concessions supplémentaires en attendant la reddition complète devant son projet en prétextant en avoir fait lui-même. Ainsi, il propose de négocier l'abandon des pressions directes sur l'ANP en échange de plus de pouvoirs et de la cessation des poursuites contre les terroristes intégristes. Le pouvoir reste ainsi prisonnier d'une stratégie de reconduction perpétuelle de la crise, elle-même prisonnière d'une stratégie de compromis avec l'islamisme. Ce dernier, à défaut d'obtenir immédiatement plus de concessions, essaie de bloquer ou de prendre de vitesse l'émergence d'un consensus national démocratique. Son accord autour du projet de charte vise à infléchir le contenu du processus. On doit d'ailleurs s'interroger si la réaffirmation par le FIS de son soutien, malgré les attaques verbales et l'emprisonnement de Ali Belhadj, est une conviction qu'il a déjà obtenu quelque chose ou bien plutôt une invitation à Bouteflika à poursuivre sa pression contre les laïcs et une incitation en direction des autres réconciliateurs à exiger plus. N'est-ce pas d'ailleurs ce que fait Ali Yahia Abdenour en suggérant que Bouteflika est otage de l'ANP, puisqu'il procède à l'amnistie des agents de l'Etat accusés d'être à l'origine des disparitions ? N'est-ce pas aussi pour cela que Belkhadem réclame la révision de la Constitution et affirme péremptoirement que le FLN n'ira jamais au musée ? Ces exigences sont d'autant plus abusives qu'elles ne reflètent en rien les réalités actuelles de notre société et les luttes en cours. Devant ces ultimatums, on ne peut comme Ouyahia prétendre mener la lutte antiterroriste sur le plan militaire et s'acoquiner avec l'islamisme au plan politique et idéologique, renoncer à la lutte contre l'intégrisme et même travailler à son blanchiment. Cet «acharnement thérapeutique» à vouloir sauver les terroristes, c'est l'acharnement du pouvoir à vouloir se sauver lui-même, au lieu de tirer la conclusion qu'il faut mener la lutte politique et idéologique, le chef du gouvernement prétend tendre une main réconciliatrice en complément de la lutte anti-terroriste. Tous ceux qui cherchent à justifier les concessions ou sèment la division et la démobilisation parmi les forces qui combattent l'islamisme, trahissent en fait les intérêts de l'Algérie. Le projet de Charte ne règle rien à la crise politique et les dispositions légales ne répondent même pas à des préoccupations liées à la lutte contre le terrorisme, on ne cherche pas à démobiliser les terroristes, mais les millions d'Algériens qui se sont dressés face au terrorisme. Par ailleurs, le projet de charte facilite dans les faits les pressions extérieures encore fortes qui s'exercent sur notre pays, et de nombreuses organisations et institutions internationales ont réagi pour le dénoncer. Telle est l'impasse à laquelle conduit un projet qui refuse de tenir compte des échecs précédents du dialogue, de la conférence de l'entente nationale, de la loi sur la rahma et celle sur la concorde civile. Ce texte qui se veut généreux et rassembleur est en réalité étroit, réducteur et diviseur. En effet, après s'être forgé une base socio-économique commune, l'alliance au pouvoir veut se doter d'une base politico-idéologique commune et l'imposer. En fait, les termes de la charte limitent les contours d'un consensus, elle sous-estime gravement les enjeux de la crise et entretient des illusions dangereuses sur les possibilités de sortie de la crise, sans que soit instaurée une économie productive en rupture avec le système rentier tout en minimisant la menace et la responsabilité de l'islamisme. e conflit entre la modernité et l'Etat théocratique est réduit à un conflit entre islamistes et partisans conscients d'un Etat laïc, alors qu'il s'agit d'une agression de l'islamisme contre le peuple algérien et contre laquelle les laïcs ont aidé la société à faire face. Benchicou et Belhadj dans la même prison voilà qui illustre la conception du pouvoir du retour à la paix. Et la charte favorise de telle confusion au lieu de clairement expliquer que la dimension musulmane de notre personnalité nationale retrouvera son authenticité, dans la mesure où elle cessera d'être opposée arbitrairement à la modernité et au progrès que ce soit par l'islamisme ou par le pouvoir. Ce dernier, incarné par Bouteflika, persiste à ramener la modernité à la science et la technologie comme le fait l'islamisme qui veut détruire la société qui produit cette science et cette technologie, tandis que les démocrates sont systématiquement réduits à trois mots de français, aux minijupes, aux cigares et à la danse. Par ailleurs, le pouvoir usurpe le projet de novembre, alors que le projet de novembre que portaient des patriotes comme Ali Zammoum ou El Mekhfi est un projet de modernité et de progrès clairement affirmé. Ce sont d'ailleurs bien les islamistes qui en appelant à l'instauration de l'Etat théocratique ont rompu le consensus antérieur fondé sur un compromis historique entre les différentes tendances de la société algérienne au lendemain de l'indépendance et tel qu'il était consacré dans la proclamation du 1er Novembre. Enfin, pas plus que la référence à Novembre, la référence à la paix et à la réconciliation ne garantie la qualité, la justesse ou la véracité d'un processus, sinon il aurait fallu accepter les accords de San Egidio. En fait, l'enthousiasme de ceux qui célèbrent la charte n'est ni pour la paix ni pour la patrie, mais bel et bien pour les bénéfices qu'ils espèrent tirer de leur engagement auprès du président. Pour sa part, le chef de l'Etat vise à isoler les laïcs avec l'espoir de les normaliser ou de les liquider. Il cherche à blanchir les terroristes et diaboliser ceux qui s'opposent à la charte. Ainsi, ceux qui ont prêché la haine et l'intolérance peuvent se dire aujourd'hui pour la réconciliation, ceux qui ont violé, massacré, détruit le pays se présentent comme partisans de la paix. A travers le processus engagé, Bouteflika, obnubilé par les pouvoirs qu'il espère obtenir, crée les conditions pour accentuer la répression des forces patriotiques et démocratiques au moment même où l'islamisme, à défaut d'élimination physique totale des élites politiques démocratiques, se saisirait de leur liquidation politique. Et nous savons que les tentatives d'isolement sont la voie ouverte à la violence terroriste. En refusant d'assumer l'exigence d'une condamnation claire de l'islamisme, le pouvoir affiche son intention de reconduire les conditions de renouvellement de la menace, il prend la responsabilité alors que l'islamisme se redéploie au plan international de permettre la recrudescence du terrorisme. Ce projet doit être écarté, car il n'a laissé place à aucune possibilité de correction, à aucun débat. Il faut le démonter avec soin et organiser partout une large campagne de dénonciation, créer les conditions d'un débat démocratique débouchant sur des propositions et suggestions concrètes et réalistes pour formuler une alternative. La campagne doit être l'occasion de réfléchir, de débattre et d'exprimer son opinion sur la voie de sortie de crise. Elle peut être le moment de créer une instance de débat qui puisse fonctionner comme un lieu de rassemblement du camp démocratique et patriotique. L'état de démobilisation, de désarroi et d'attentisme qui caractérise de larges secteurs de la société est préoccupant, il appelle des initiatives audacieuses pour gagner la confiance et susciter une mobilisation active. Pour se mobiliser, la société exige d'être associée et de voir clairement que les intentions des démocrates et patriotes visent réellement la rupture et qu'ils s'engagent résolument dans les tâches stratégiques qui en découlent. L'Algérie ne peut plus attendre, il ne s'agit plus seulement de rejeter ce compromis avec l'islamisme et tenter de rompre le processus de reproduction de l'hégémonie des forces au pouvoir, il faut favoriser les décantations et construire un nouveau consensus. Et la voie du consensus consiste à partir d'un accord fondamental sur l'essentiel, entre les forces patriotiques et démocratiques pour aboutir à une majorité de société, en comptant sur la dynamique d'entraînement du mouvement et qui donnera au processus les forces et énergies nécessaires pour les conduire au succès. Il faut faire de la campagne référendaire un instrument pour cristalliser l'alternative, et entamer un autre processus pour poser et asseoir les fondements de l'Etat démocratique moderne et ouvrir la voie à la rupture, ainsi qu'à la recomposition de la classe politique. La rupture est la seule démarche qui peut rassembler, car elle est conforme à l'expérience révolutionnaire et aux exigences de la société et à celles de l'histoire. Aujourd'hui, aucune des propositions des forces démocratiques radicales n'est rejetée dans la société, ni aucune revendication des différents mouvements citoyens et sociaux qu'elles aillent de la lutte résolue pour éradiquer le terrorisme jusqu'à la mise en chantier des réformes pour sauvegarder et redresser l'Algérie et créer les conditions de mise en place de nouvelles institutions. Une telle démarche de rupture passe par le rejet massif et actif du référendum du 29 septembre qui ouvrirait la voie à une nouvelle perspective démocratique et moderne.