Quand je pense que dans les années 1970, les pêcheurs donnaient la sardine parce qu'il était honteux de la vendre ! », se souvient, nostalgique, un habitant de Beni Saf. Le joli temps de la sardine abondante et gratuite est révolu. Aujourd'hui, dans le premier port de pêche du pays jusqu'à El Kala, la sardina pilchardus, la vraie, se vend sur les marchés entre 250 et 350 DA le kilo contre 40 DA il y a encore quelques mois. Les pêcheurs qui la traquent en vain se sont rabattus sur la latcha et la latchidere, ses cousines plus grasses et moins goûteuses, vendues – comme étant de la sardine – parfois jusqu'à 250 DA. D'après les marins, la raréfaction du poisson national aurait commencé il y a six ou sept ans, mais ces derniers mois ont été exceptionnels. Au point que certains sardiniers rentrent plusieurs jours de suite sans un seul casier de poissons. La sardine aurait-elle déserté les eaux algériennes ? « Je ne crois pas, explique Mohamed Haouchine, docteur en biologie marine, membre de l'équipe des écosystèmes pélagiques à l'université Houari Boumediène à Bab Ezzouar (Alger). Ce n'est pas parce que les pêcheurs n'en trouvent plus qu'elle a disparu. Les zones traditionnelles de pêche sont aujourd'hui colonisées par la sardinelle (latcha). La sardine, elle, est vraisemblablement partie ailleurs, sur des fonds plus importants, là où la pression de pêche et la pollution sont moins vives. » Une hypothèse qui laisse perplexes les pêcheurs. Car à cette époque de l'année, alors que les femelles se rapprochent des côtes pour frayer, ils réussiraient à en attraper quelques-unes. Le bateau scientifique dont le ministre de la Pêche et des ressources halieutiques a annoncé l'acquisition imminente devrait trancher le débat. « Il faut absolument de nouvelles campagnes d'évaluation des stocks pour situer les zones où se trouvent les espèces, assure Mohamed Haouchine. A défaut de campagnes saisonnières, trop coûteuses, des campagnes annuelles sont nécessaires. En attendant, on peut dire que le problème de la sardine est celui de tous les petits pélagiques : ils sont très sensibles aux changements environnementaux, conséquence directe des bouleversements climatiques. » Pollution, pêche à la dynamite, changements climatiques… Nous avons enquêté sur ces bouleversements susceptibles d'avoir affecté l'habitat de la sardine et responsables d'une crise qui étrangle une profession largement endettée. L'utilisation généralisée de la dynamite fait fuir le poisson Certains sardiniers en parlent à demi-mots comme d'un sujet tabou, d'autres avouent ouvertement ne pas sortir sans. « Sur la côte ouest, si vous n'utilisez pas la dynamite, vous ne ramènerez rien, parce que les fonds accidentés rendent la pêche au filet très risquée, et parce que tous les pêcheurs ou presque s'en servent », confie un marin rencontré à Bouharoun. A Tipaza, notre correspondant rapporte les propos d'un pêcheur parlant de « Seconde Guerre mondiale » en évoquant les explosions de dynamite en mer. Lors de la déflagration, les sardines remontent à la surface où elles sont alors facilement attrapées. Mais une grande quantité d'entre elles meurt et reste au fond, dans un environnement complètement détruit. « Il arrive que certains sardiniers de Bouharoun viennent pêcher à Alger, témoigne un armateur. Là, je sais que ce n'est même pas la peine de sortir, car ils vont faire fuir tout le poisson ! » Mais si elle parvient à s'échapper sur le moment, la sardine survivante se souviendra du choc et ne reviendra pas au même endroit. Interdite en Algérie et punie d'au moins dix ans de prison, la pêche à la dynamite est pourtant pratiquée un peu partout. A la vue des autorités qui reconnaissent : « Bien sûr, on est au courant, mais que voulez-vous, on ne peut pas placer un garde-côte derrière chaque pêcheur ! », se défend l'un d'entre eux. « Ils font leurs emplettes sur les champs déminés par les militaires et cachent la dynamite dans des sachets ou dans leurs bottes. Nous avons beaucoup de mal à les contrôler. » Pour cette raison, le ministère de la Pêche prévoit de mettre en place d'ici la fin de l'année une police de la pêche. Le recrutement d'inspecteurs est en cours. Les chalutiers empiètent sur la zone des sardiniers Autre problème, les chalutiers empiètent régulièrement sur la zone des sardiniers qui dénoncent : « Ils sont tellement nombreux et bruyants qu'ils font fuir le poisson. » Plus grave, les panneaux des chalutiers raclent les petits fonds et détruisent les écosystèmes, malgré la réglementation qui leur interdit de pêcher dans les zones inférieures à 50 mètres de profondeur, là où se trouvent justement les sardiniers. « Mais en profitant de la nuit et du brouillard, ils arrivent à tromper les autorités, raconte un armateur algérois. Ils allument une lumière rouge qui est normalement réservée aux sardiniers et qui sert à avertir les navires autour que nous sommes en train de pêcher et que notre capacité à manœuvrer est très limitée. » Pour les autorités, au courant des abus des chalutiers, il est quasi impossible de surprendre les contrevenants en flagrant délit. « Si l'on repère un bateau dans une zone interdite, on y va. Mais l'équipage nous voit arriver de loin. Quand on parvient à leur niveau, les marins ont déjà remonté les filets. Ils nous disent qu'ils se reposent ou qu'ils lavent leur matériel. » Le système de surveillance des navires par satellite (VMS) dont le ministère de la Pêche compte se doter d'ici la fin de l'année devrait permettre, en identifiant tous les bateaux, de mieux surveiller les activités. Les stocks de sardines sont sérieusement entamés par la pêche « Selon le suivi que j'ai effectué au port d'Alger, via des prélèvements mensuels sur les sardiniers, nous avons atteint en 2007 et 2008 un niveau d'exploitation optimal des stocks de sardines », nous explique Mohamed Haouchine de l'université de Bab Ezzouar. En d'autres termes, si les sardiniers continuent à pêcher de la même manière, sur les mêmes zones, aux mêmes périodes, les populations de poissons n'auront pas le temps de se renouveler. Les pêcheurs le savent et dans leur jargon expliquent qu'ils « ne laissent pas le temps à la sardine de se reposer ». En particulier ceux utilisant des filets dont la maille est inférieure à la taille réglementaire de 9,2 millimètres. Un vrai problème, car ces filets ne laissent pas passer les plus jeunes sardines, celles qui devraient être rejetées à la mer pour se reproduire. Le réchauffement climatique chamboule les habitudes de la sardine La raréfaction de la sardine près des côtes n'est pas propre à l'Algérie : tout le bassin méditerranéen est concerné. Le changement climatique est d'ailleurs un des axes sur lesquels l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture, dans son dernier rapport sur la situation mondiale des pêches et de l'aquaculture publié lundi, se montre la plus inquiète. Même si l'on ne connaît pas encore son impact réel sur les écosystèmes, des déplacements d'espèces ont été observés. Sans parler de changement à grande échelle, cet hiver plus froid et plus pluvieux que les autres années serait, pour les pêcheurs, un des facteurs de la crise, le mauvais temps perturbant le courant qui apporte le plancton dont se nourrit la sardine et dont le déplacement est conditionné par la nourriture et la température de l'eau. La sardine fuit la pollution de plus en plus importante près des côtes Les anecdotes des pêcheurs qui ramassent des « oursins sans peau » à proximité de Tonic Emballage, témoignent des dégazages sauvages de navires, ou des sachets plastique étouffant les fonds sous-marins (ils représentent 75% des déchets trouvés au fond ou à la surface de la Méditerranée), confirment les études dénonçant l'impact des activités humaines sur un littoral au bord de la saturation. Des preuves visuelles auxquelles s'ajoute l'accumulation de substances toxiques dans les chaînes alimentaires (rejets urbains et industriels) dénoncée par l'Organisation mondiale de la santé. Aucune donnée ne permet pour l'instant de déterminer la sensibilité de la sardine à la pollution, mais cette dernière pourrait expliquer la prédominance de la latcha, plus résistante, près des côtes. Les sardiniers n'ont pas les moyens de s'aventurer plus loin En admettant que le poisson se soit déplacé sur des fonds plus importants, encore faudrait-il que les sardiniers puissent s'aventurer plus loin en mer pour le pêcher. « Et la flotte algérienne a besoin d'être remise à niveau, relève Mohamed Haouchine. La pêche à la sardine est une chasse : si les marins n'ont pas les moyens performants de détection, la production restera artisanale. » A bord du Safinet Salah, Abdelkamel a déjà déboursé 500 000 DA pour s'équiper d'un sondeur, d'un radar, d'un GPS et d'une radio. « Je préférerais avoir un sonar dont le rayon de détection est bien plus large que celui de mon sondeur, mais l'appareil coûte 1,2 million de dinars. Alors que je ne peux même pas rembourser les échéances de mon crédit, il m'est impossible d'investir. » La mauvaise passe que traverse l'armateur ressemble malheureusement à celle de la majorité des sardiniers, lourdement endettés par les crédits. « Ceux qui n'ont pas de crédit peuvent prendre des risques en pêchant plus loin, ajoute-t-il. Moi pas. Je ne peux pas me hasarder dans des zones où je peux perdre un filet dont 100 petits mètres coûtent 30 000 DA. Vu le prix du matériel, je préfère rentrer sans poisson. » Adlène Meddi, Mélanie Matarese