Qu'elle vienne de Zemmouri, La Madrague, Bouharoun, Ténès ou Cherchell, qu'elle soit achetée à 8h du matin, la sardine n'a plus ni le goût ni la fraîcheur d'antan. Même les poissonniers avouent leur malaise et leur regret de ne plus vendre et consommer la sardine “vivante qui frétille, brillante, dans les casiers, la queue fourchue, incurvée et recouverte de minces écailles”, celle qu'ils ont toujours connue et souvent dédaignée au profit de poissons blancs, plus fins, plus chers et qui, selon eux, est déjà écrasée dans le filet. Un pêcheur affirme même que “le poisson encore dans l'eau donne l'impression d'être fatigué, assommé ; il en sort malade”. Quand elle arrive au marché, entassée dans les casiers, indissociable de sa voisine, ramollie, elle semble avoir été précuite. Transportée dans un sac en plastique, elle atterrit dans les domiciles, en bouillie grisâtre. à peine bonne pour une “chtitha” ou une “dolma”. La première raison est qu'elle est bien trop souvent pêchée dans la soirée, puis, elle est recouverte selon un pêcheur, “de glace ammoniaquée impropre à la consommation et mise au frigo pour être revendue le lendemain. La “matinée” (celle pêchée le matin) est devenue rare”. Le contact avec la glace mais surtout la décongélation lui donnent l'apparence et la sensation au toucher d'un poisson bouilli. La seconde raison et qui serait, en fait, la première, est le réchauffement dû aux effets des explosifs dans le cas de la pêche à la dynamite, pratiquement généralisée malgré des commissions de lutte contre son utilisation et des peines d'au moins dix ans d'emprisonnement. La pollution ne serait pas étrangère aussi au phénomène. Il n'y a pas bien longtemps, ce poisson bleu était considéré comme la nourriture du pauvre en raison de son prix. Dès midi, principalement en été, les marchands de poisson se débarrassaient gracieusement des fonds encore intéressants de leurs casiers de sardines. L'été dernier, il est arrivé que son prix chute, en mi-journée, jusqu'à 5 DA le kg. Les nécessiteux savaient, à juste titre, qu'ils pouvaient, en patientant un peu, repartir avec un bon kilo gratuit. Aujourd'hui, pour de la sardine douteuse, il faut compter 150 DA le kg et jusqu'à 70, voire même, certains jours quand l'arrivage est important, 50 DA le kg au-delà de midi. Cependant, “ l'odeur alléchante de la friture, celle de la sardine, notamment à la “dersa”, qui titillait les narines et ouvrait l'estomac à 100 m à la ronde et même plus, n'est plus qu'un souvenir”, regrette un septuagénaire qui a connu El-Affroun avec les arrivages, le soir, de moules, de crustacés (crabes, écrevisses, belles langoustes aux antennes dressées, grosses crevettes rouges pêchées au large de Bou Ismaïl), de gros poulpes encore vivants qui tentaient de s'échapper du casier, de gros mérous ventrus couleur arc-en-ciel, de pageots aux reflets marbrés, de loups étincelants, de gros merlans brillants, de rougets de roche nacrés, de raies de toutes sortes, de chiens de mer d'une blancheur vive dégageant une fine odeur d'iode marine tout comme la daurade, le sar, le bar, la limande… Plus marquée était l'odeur du poisson bleu : bonite, sardine, anchois, sardinelle… aux reflets bleu-argent. Toute une richesse à la portée de tout un chacun. C'était au temps où la morue salée se vendait dans les épiceries, où la paëlla et la bouillabaisse étaient, à El-Affroun, un plat goûteux au fumet pénétrant et délicat, et au prix de revient dérisoire, où la sardine restait entière sur le gril du barbecue et où la crevette rouge ou blanche n'était que royale. Cet état de fait, malheureusement, n'est pas valable uniquement pour El-Affroun. Le poisson des côtes algériennes très apprécié, de tous temps, pour son goût pourrait s'aligner sur la fadeur à tendance universelle. Dommage ! F. SEMAN