Le germe de la destruction ayant été inoculé, il s'est démultiplié et développé avec la crise économique démarrée en 1986, à la suite de la chute du prix du pétrole. Depuis cette période, l'entreprise publique n'a pas fini de manger son pain noir. Les réformes courageuses de la fin des années 1980 (les réformes Hamrouche) n'ont pas réussi à arrêter, ni même à ralentir, la chute du secteur public économique. Ces réformes étaient pourtant nécessaires ; mais elles sont restées insuffisantes, faute de constance dans les choix de politique économique à mettre en œuvre. Cette chute est aussi la conséquence d'une absence flagrante de volonté politique de maintenir en vie un secteur public économique fort. Des centaines d'entreprises ont été dissoutes ; des centaines de milliers de travailleurs se sont retrouvés chômeurs; les salaires ne sont plus assurés dans des dizaines d'EPE ; la misère s'est installée. Et ce sont les entreprises publiques qui ont été rendues responsables de la profonde crise économique que traverse le pays. Elles ont été le bouc émissaire qu'il fallait immoler sur l'autel d'une nouvelle politique économique, qu'on voulait libérale ou de marché. Pourtant, rien ne prédestine les entreprises publiques à un tel sort, ni leur nature juridique d'entreprises à capitaux d'Etat ni le type de management qui doit leur être appliqué : des EPE, il en existe partout dans le monde, y compris dans les pays développés. Le fait que leur capital soit public ne gène en rien leur gestion : celle-ci se fait selon les règles universellement admises du managérat d'entreprise, qui ne font pas la différence entre entreprise privée ou publique ; leur finalité est la même, à savoir être rentable et dégager des bénéfices. La présence, même en force, d'entreprises publiques n'empêche en rien l'éclosion d'une véritable économie de marché. La situation de déficit chronique des EPE n'est en rien une fatalité. Rien ne les prédispose à la faillite, à la condition toutefois que leur gestion échappe à l'Etat. Ce dernier n'a pas vocation de gérer directement les entreprises qui lui appartiennent. Chaque fois qu'il a dérogé à cette règle élémentaire, le résultat catastrophique ne s'est pas fait attendre : c'est le cas, bien sûr de l'Algérie, mais aussi de tous les pays qui se sont essayés à l'économie planifiée. La gestion directe des capitaux marchands ne fait pas partie des missions de l'Etat ; il doit la déléguer à des organes spécialisés et autonomes qui sont chargés de la mener à bien pour son compte. Parmi ces organes, il y a bien sûr les managers. La notion de manager d'Epe dans l'Algerie d'aujourd'hui Les premiers responsables des entreprises publiques, c'est-à-dire leurs managers, ont toujours été conscients de la situation de dégradation continue du secteur public,mais ils ont laissé la situation s'aggraver de jour en jour, sans rien faire collectivement pour stopper le mouvement. Les managers d'avant les réformes : des fonctionnaires nommés par décrets Avant les réformes Hamrouche, qui ont transformé les sociétés nationales d'alors en entreprises publiques autonomes, on ne parlait pas de managers, ni de cadres dirigeants, ni de président directeurs généraux. Bien sûr, ces notions étaient connues et étudiées. Mais dans la pratique, il n'existait que des directeurs généraux de sociétés nationales, qui étaient des fonctionnaires nommés par décrets et bénéficiaient des mêmes avantages que tous les fonctionnaires nommés par décrets. En tant que fonctionnaires, les directeurs généraux de sociétés nationales devaient obéir aux seuls ordres de la hiérarchie, même si celle-ci n'a aucune compétence pour se mêler de gestion d'entreprise. Le niveau décisionnel échappait totalement aux gestionnaires des sociétés nationales ; le lieu géographique de la décision se situait au niveau des ministères : le politique primait sur toutes les autres considérations, y compris celles de rentabilité économique et financière. Les créations d'entreprises répondaient à des considérations purement politiques et sociales, à savoir le plein-emploi et le maintien des équilibres régionaux par le jeu d'investissements visant à distribuer des revenus et à stabiliser les populations. Après la crise de 1986, les autorités ont pensé qu'il était temps de changer la donne et mettre l'entreprise publique économique à sa véritable place, c'est-à-dire celle d'un opérateur économique, dont la mission essentielle est de créer de la richesse, de maintenir et développer l'emploi et participer au maintien des équilibres économiques et sociaux. Les réformes de la fin des années 1980 et la création des EPE Ce sont les réformes de la fin des années 1980 qui ont créé l'entreprise publique économique autonome. On est passé du concept de société nationale, appendice de l'administration, à celui d'entreprise publique économique soumis aux seules dispositions du code de commerce. Le directeur général fonctionnaire devait céder la place au cadre dirigeant, dont les missions sont celles de n'importe quel manager dans n'importe quel pays à économie libérale. Mais dans la pratique, l'EPE n'est rien d'autre que l'héritière de la société nationale : les pouvoirs publics ne lui ont accordé l'autonomie que sur le papier. Les pratiques d'interventions, d'injonctions, de décisions prises directement par la tutelle ont continué à régner en maître ; souvent avec la bénédiction des managers eux-mêmes, rétifs à la notion d'autonomie, qu'ils jugent trop à risques. L'évolution du statut juridique des entreprises publiques aurait dû être accompagnée d'un changement parallèle des mentalités et du comportement des gestionnaires, devenus depuis des managers (sous la dénomination générique de «cadres dirigeants»). Le nouveau manager ne devait plus se référer qu'aux seules dispositions du code de commerce, qui donnaient les pleins pouvoirs à un conseil d'administration, qui en délègue une partie très étendue au manager, pour assurer une gestion efficace de l'entreprise. Le nouveau système a supprimé les tutelles traditionnelles du passé, pour les remplacer par des institutions spécifiques représentant l'Etat, détenteur unique des actions des EPE. La nature juridique de ces institutions a évolué en fonction de l'idée qu'avait le gouvernement du moment sur les réformes à entreprendre : elles ont été soit de simples agents fiduciaires (comme les Fonds de participation dans les premières années de la réforme, ou, actuellement, les sociétés de gestion des participations) ou avaient la qualité de propriétaire des actions (comme c'était le cas pour les holdings publiques). Mais dans la réalité, ni le pouvoir qui a initié les réformes, ni les responsables des institutions de gestion des capitaux marchands de l'Etat, ni même les managers mis à la tête des EPE ne voyaient l'intérêt d'entrer pleinement dans un monde où seule la logique du marché était prépondérante. Ils freinaient du mieux qu'ils pouvaient le processus, afin qu'il n'aboutisse pas. Le directeur manager a gardé en lui la nostalgie du temps passé, où on ne lui demandait des comptes que sur le niveau physique de la production par rapport aux prévisions contenues dans un plan de production annuel, le plus souvent sous-évalué. La situation bilancielle de l'entreprise, sa situation de trésorerie, la rentabilité des capitaux investis et tous les autres agrégats de gestion qui constituent le tableau de bord d'une entreprise économique n'avaient aucune importance. La banque était toujours là pour faire face aux dépenses d'investissement et d'exploitation. Que l'entreprise crée ou non de la richesse cela importait peu. Ouvrons ici une parenthèse pour traiter du concept de cadre dirigeant créé de toutes pièces par les auteurs des réformes pour répondre au besoin de mise en place d'un nouveau corps de dirigeants d'entreprise. La notion juridique de cadre dirigeant L'ancien directeur général de société nationale était assimilé à un haut fonctionnaire nommé par décret et bénéficiant des avantages de ce statut. Le manager d'EPE a perdu la qualité de haut fonctionnaire, et avec elle, les avantages qui lui sont liés. Il a fallu donc inventer une formule pour rendre l'entreprise publique économique attrayante aux compétences qui avaient tendance à fuir vers le secteur privé, qui distribuait des salaires beaucoup plus importants. C'est une formule qui octroie un certain nombre d'avantages matériel et financier à peu près du même niveau que ceux octroyés par le secteur privé. Il convenait aussi de créer une nouvelle classe privilégiée, chargée de tenir les rênes du secteur public économique qui commençait à se vider de ses compétences. La notion de cadre dirigeant n'a jamais existé en tant que statut juridique. Elle n'existait que dans sa forme littéraire pour définir celui qui dans une entreprise dispose d'un bon niveau académique (cadre) et qui est chargé de diriger une structure (un service, un département, une direction, ou autre), d'où le qualificatif de dirigeant. Les réformateurs algériens ont créé un nouveau concept juridique, dont les contours sont les suivants : – C'est une catégorie socioprofessionnelle qui se situe à un niveau plus élevé que celui de cadre supérieur qui existait auparavant : à l'époque les directeurs, les chefs de département, les chefs de division, … étaient considérés comme des cadres supérieurs classés aux trois ou quatre plus hautes échelles de la grille des salaires. Le cadre dirigeant est situé hors de l'échelle commune. Il n'est pas géré comme le reste du personnel, cadres supérieur compris, dans le cadre de la convention collective de l'entreprise. – Concernant le niveau de revenu, les réformateurs avaient prévu de maintenir un écart important entre les cadres dirigeants et les autres travailleurs : le salaire des cadres dirigeants était conçu de manière à toujours être un multiple du SNMG : entre 6 et 10 fois. Il devait donc évoluer en même temps que le salaire minimum, pour toujours maintenir l'écart et rendre les postes de cadres dirigeants attrayants et courus. Pour on ne sait quelle raison, les autorités ont décidé dans un premier temps d'indexer le salaire des cadres dirigeants à un niveau de SNMG figé (4000 puis 6000 DA) et dans un deuxième temps ne plus faire référence au SNMG dans les contrats. – Pour maintenir le côté financièrement attractif des postes de cadres dirigeants, les réformateurs ont instauré une partie variable dans leur salaire qui peut arriver à doubler ce dernier, si toutes les conditions sont réunies. Il s'agit en fait d'une prime liée aux résultats (niveau de la production par rapport aux prévisions pour la partie libérable par le seul conseil d'administration, résultat comptable bénéficiaire pour la partie laissée à l'appréciation de l'assemblée générale ordinaire de l'entreprise). Dans la pratique, la partie relevant du conseil d'administration est devenue, dans la majorité des cas, un complément de salaire pour les cadres dirigeants ; elle est débloquée presque systématiquement. Seule la partie liée aux résultats comptables a gardé son caractère de prime de résultat. – Les réformateurs ont ensuite créée une hiérarchie au niveau des cadres dirigeants eux-mêmes : il y a dans une même entreprise le cadre dirigeant principal c'est le PDG de l'EPE et un certain nombre de cadres dirigeants simples qui forment le staff du cadre dirigeant principal. Ces derniers occupent le plus souvent des postes de conseillers du PDG, rarement des postes de directeurs opérationnels, à l'exception toutefois du DFC. C'était normal, dans l'optique des auteurs de la réforme, en ce sens qu'un cadre dirigeant ne doit pas s'occuper de la gestion directe d'une structure de l'entreprise, qui empêche la réflexion sur le moyen et long termes, la conception de stratégies de développement et de croissance, ainsi que la coordination des activités de l'entreprise. La nouveauté, en termes de droit du travail, réside dans le fait que les contrats de travail sont rédigés de manière à faire ressortir la qualité de cadre dirigeant du responsable concerné et non pas le poste qu'il occupe réellement. Les contrats de travail sont intitulés comme suit «contrat de recrutement au poste de cadre dirigeant principal» ou «contrat de recrutement au poste de cadre dirigeant». La référence au poste occupé, PDG, conseiller technique, conseiller financier, ou assistant etc… ne figure qu'à l'intérieur du contrat quand il s'agit de décrire les tâches et les missions qui lui sont attachées. Inutile de dire que la notion juridique de cadre dirigeant n'existe nullement dans le code de commerce, seule référence en la matière. Celui-ci ne connaît que les gérants, les présidents de conseils d'administration ou de surveillance, les présidents de directoires et les directeurs généraux. Aucune trace de cadres dirigeants ou de cadres dirigeants principaux. (A suivre) L'auteur est Consultant