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A la recherche de Nedjma
Publié dans El Watan le 21 - 11 - 2005

Le cantonnement des éléments de l'AIS n'était pas loin de cette route, aussi avions-nous emprunté celle de Sedrata et coupé par Aïn Sandal. Cette fois-ci, pour boucler la boucle, nous sommes passés par Hammam N'Baïl pour arriver à la «source aux illusions», (comprendre Aïn Ghrour, avec Kateb Yacine) et retournés à Guelma par Aïn Sandal, la route de Sedrata. Nadhor ! Ce mot, qui a pénétré la littérature algérienne, ou plus exactement mondiale, lieu où les Kbeltiya vécurent le drame de la colonisation, et où sera kidnappée Nedjma par Si Mokhtar et Rachid, puis par le nègre de la tribu. Un vieil homme natif de cette région nous situe la région ainsi : «Nadhor est un douar, c'est-à-dire une région où du temps du colonialisme, il y avait un caïd faisant frontière avec celui de Sfahli. Nadhor comprend 24 mechtas, Sfahli 26». Ce dernier se trouve entre Hammam N'Baïl et Khezaras et s'étend jusqu'à Sedrata au sud et Dahouara à l'ouest. Nadhor, quant à lui, va de la station ferroviaire, autrement dit le village d'aujourd'hui, jusqu'à Bouchegouf, puis rejoint Hammam N'Baïl par Medjez S'fa et Oued Cheham. Les pénates des Kbeltiya se trouvent donc à Kef Souaïhia, mechta Aïn Ghrour, on peut dire à la limite entre Nadhor et Sfahli, plus exactement dans cette région. Aïn Ghrour est en premier lieu, une source, une fontaine d'eau fraîche. C'est une mechta, mais pour le visiteur, aujourd'hui, c'est la campagne, l'air pur, la vastitude, où les habitations modestes entourées de vergers sont disséminées par-ci par-là. On comprend, en lisant Nedjma, que Kateb Yacine a transposé ou situé Nadhor à la place de Aïn Ghrour, lorsqu'il dit : «(…) le mont Nadhor (…) domine la région orientale de Guelma. La situation du Nadhor est déjà un indice. C'est une position retranchée qui permet de tenir un territoire gardé à vue depuis longtemps par les conquérants», (Nedjma, p.125).
Les malheurs des Beni Keblout
En effet, c'est une région encaissée, qui tient carrément dans un mouchoir une toute petite vallée se trouvant sur des hauteurs, comme dans un cratère, à presque égale distance de Hammam N'Baïl et Khezaras (ex-Lapaine), soit loin d'un côté ou de l'autre, d'environ 10 km. Aïn Ghrour se trouve donc, si l'on coupe par le plus court chemin, dont une bonne partie à pied, par Khezaras, à 22 km de Guelma. Ce vallon a, du côté Nord, le lieudit El Guelaâ, à l'Est, les pics rocheux appelés Sefiatte El Bagratte, au Sud, la tribu des Ouled Dhaâne, les voisins des Kbeltiya, et du côté ouest, la région de Sfahli, nous dira un habitant de Aïn Ghrour, d'une frange de la tribu en question. Comme le savent bien les lecteurs de Kateb Yacine, Sfahli est immortalisé, comme beaucoup d'autres lieux d'ailleurs, dans Poème au douar Sfahli, in L'œuvre en fragments, p.76. Nous avons retrouvé comme les deux fois précédentes, Abdelouahab Menasria, dit Hacène, non loin de la soixantaine, le gardien du temple. Il est, jusqu'à preuve du contraire, le plus habilité à nous raconter les Kbeltiya, dont il est issu et Aïn Ghrour, son pays natal, qu'il n'a jamais quitté, comme il l'a déjà fait, à Jacqueline Arnaud et Mme K. Nekkouri. Enfin, tant recherché, nous avons pu rencontrer son frère aîné, Mohamed dit El Hammami, congénère, cousin et ami de Kateb Yacine, qui habite à Hammam N'Baïl (lire l'entretien que nous avons eu avec lui). Selon Abdelouahab Menasria, en venant de Saguia El Hamra par les Aurès ou l'Espagne via Aghmat du Maroc, le premier Keblout devait tuer, comme le rapporte la légende tribale, le vautour ou aigle, qui, propriétaire des lieux, sévissait à Aïn Ghrour, précisément à Sefiatte El Bagratte. Cependant, il dut déchanter de le mettre à mort, et accepter enfin de cohabiter avec lui, car le miraculeux volatile ressuscitait à chaque fois et attaquait la tribu à coups de pierre pour sauvegarder ses petits et son territoire. Comme on le devine aisément, les personnes dont on parle sont toutes mortes. Cependant, on insiste sur Sayah et son fils Ahmed, parce qu'ils ont été tués en 1841 (1854 ?), avec quatre ou cinq autres dans la caserne de Guelma, au mois de mai, précise notre source. Ces six mâles de la tribu ont été décimés par l'administration, en représailles à un meurtre commis sur la personne d'une roumia par des inconnus (l'auteur de Nedjma parle d'un couple, une femme et un homme, un officier ou cantonnier), dont le cadavre avait été trouvé au bas de Kef Bezioun, et les habits dans le gouffre de Kef Sayeh Ben Tayeb. Ces membres de la tribu, qui ont été tués dans la cour de la caserne de Guelma, (Nedjma, p.127), étaient des tolba. La soldatesque française fit s'écrouler la medersa, dont les ruines existent toujours près d'un arbre séculaire dit El Battouma, toujours debout, lieu appelé depuis Aougatte Dhiaba. Dénommé ainsi, car lorsque la maison fut détruite, raconte-t-on, un chacal vint sur les lieux et en mordant dans un Coran recouvert d'une reliure en peau de chèvre et quelque autre animal, il lança un hurlement et mourut sur le coup. Comme on le sait, suite au télégramme venant de Paris, mais arrivant en retard à Guelma, qui devait gracier ou innocenter cette tribu pacifique, on procéda au dédommagement de ces meurtres : on donna aux quatre branches de la tribu des noms correspondant à des fonctions, lesquelles sont légables de pères en fils ; on leur fit même construire quatre maisonnettes, vers 1860, qui sont encore aujourd'hui debout, visibles, et on leur a fait bénéficier de 50 ha. Hélas, les bénéficiaires seront plus tard expropriés, ainsi que l'écrivait Kateb Yacine dans Nedjma.
L'honneur de la tribu
On a tenté en vain l'intégration de la tribu dans la société française. Il n'est qu'à méditer sur l'exemple de Kateb Yacine. Quoi qu'il en soit, après ce massacre, les autres éléments de la tribu, restés en vie, auront quitté illico Aïn Ghrour, principalement les autres fils de Sayeh, frères d'Ahmed, les uns iront à Hennencha, du côté de Souk Ahras, où ils s'installeront ; leurs descendants s'y trouvent toujours. Les autres partiront un peu partout à travers l'est du pays. Ahmed, fils de Sayeh, en mourant, a laissé deux orphelins, Belkacem et El Ghazali. Ces deux frères sont les ascendants respectifs de Mustapha Kateb (le célèbre homme de théâtre) et de Kateb Yacine, du côté de sa mère, Yasmina, puisque Ahmed, fils d'El Ghazali, est le père de celle-ci. Quant à Mohamed, le père de Kateb Yacine, il n'est autre que le fils de Salah Ben (fils de) Belkacem. Mariage consanguin oblige ou aidant, la tribu décimée devait se reconstituer et se multiplier. Selon notre interlocuteur, c'est Tayeb Ben Aghmati, un autre Keblouti, mort à Guelma en 1905, qui a rapporté la version des faits d'une manière méthodologique et scientifique. On parle généralement de plus de 14 familles ou branches qui descendent de la tribu des Kbeltiya. Celles d'entre elles qui sont connues portent les noms suivants : Kateb, Menasria et Cadi. Celles qui ne le sont pas sont pourtant nombreuses : les Zaâfour, Mechaï, Ghaffa, Keblout, Yendjah, les Kadri, les Abassi, les Ben Nafaâ, etc.
Aïn Ghrour aujourd'hui
Le bel esprit de Nedjma plane toujours au-dessus de la région, nous semble-t-il, surtout à la vue de cette splendide nature, avec, en cette période de l'année, son camaïeu gris et ocre ponctué çà et là de vergers verdâtres. Le fantôme de Nedjma et peut-être aussi son parfum. Cependant, la région de Aïn Ghrour est telle qu'elle était au lendemain de l'indépendance, il n'y a pas eu un iota de développement, mis à part peut-être l'électrification, mais si les habitants de Beni Keblout en prennent acte avec joie, ils n'arrivent pas avaliser le fait, qui pour ce faire, il ait fallu 11 ans de travaux. La route traversant la vallée de Aïn Ghrour reste toujours en l'état de terre battue. Les habitants parlent aussi des autres mechtas, qui sont toutes aussi mal loties que la leur : Souk Ennour, Skhouna, M'rah Lahlimi, Khiara, Aïn Belkherfane, et Zoudj El Akba. Elles sont isolées les unes des autres, surtout après l'écroulement du pont de Aïn Ghrour depuis maintenant environ deux années. Alors, y a-t-il une intention de réhabiliter ce pont ?
Fréquentée par une centaine d'élèves, l'école rurale de quatre salles de classe, devient la «capitale des souffrances», selon l'expression du président du centre rural (association) de Aïn Ghrour et enseignant à cette école, Lazhar Menasria. Et pour preuve : pas d'eau, pas d'électricité, pas de toilettes ou réseau d'assainissement, pas de cantine. Même les murs et autres façades des classes sont «à la retraite anticipée», selon toujours l'expression de ce dernier. Les élèves, de leur côté, n'ont pas de transport scolaire. Quant à ceux du cycle moyen et secondaire devant regagner Hammam N'Baïl, beaucoup d'entre eux ont quitté définitivement l'école, surtout les filles, parce qu'au lieu de route et de bus, il n'y a que des oueds, des broussailles et autres dangers. Selon les habitants, le transport scolaire existant dans d'autres régions est imputé à celle de Aïn Ghrour, alors qu'il n'est pas au service des élèves de cette dernière. Ils sont convaincus, nous disent-ils, qu'une fois ouverte du côté de la commune de Khezaras, passant par Oued Helia, soit une distance d'une dizaine de kilomètres, la route servira bien la région de Aïn Ghrour, car de Khezaras à Guelma, il y a seulement une dizaine de kilomètres. Par contre, maintenant, pour regagner le chef-lieu de wilaya en passant par Hammam N'Baïl, les habitants font tout un détour évalué à environ 70 km.
Quelques représentants des habitants ont rencontré Ahmed Ouyahia lors de son passage au mois d'août à Guelma à l'occasion de la campagne pour le référendum, et lui ont donné une lettre sériant tous ces problèmes. Depuis, il n'y a rien. Autre chose, des travaux ont été entamés le 28 juin 1992 en vue de réaliser une stèle commémorant la bataille dite de Sefiatte El Bagratte, qui a eu lieu le 10 juin 1958… Puis, plus rien, ni stèle, ni Sidi Zekri.


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