Qui faut-il interroger, le regard de ces écrivains, ou bien celui qui est à l'origine de ce choix ? Le goût d'Alger, petite anthologie compilée par l'écrivain algérien Mohamed Aïssaoui, se propose de donner des images fragmentées, par la force des choses, d'une ville aux multiples facettes identitaires. Chacun dit son amour, ou sa déception, à l'endroit d'une ville conquise et reconquise maintes fois, et le résultat reste le même, car le but consiste à cueillir un fruit exotique. La ville d'Al Djazaïr n'est pas née avec le débarquement français à Sidi Fredj, le 14 juin 1830, de même qu'elle n'est pas née avec les lamentations d'un Cervantès (1547-1616), captif à Alger entre 1575 et 1580. C'est là le premier et le dernier jugement à porter sur un tel choix. Du reste, lorsqu'il s'agit de parler d'Alger, nous nous trouvons toujours confrontés à la même vision étriquée de tous les compilateurs, qu'ils soient photographes, peintres ou cinéastes. C'est la recherche exotique qui a toujours eu le dessus. Voir, vivre et goûter Alger, ces trois chapitres de cette petite anthologie gagneraient à être étoffés par des textes d'auteurs espagnols, italiens, arabes et berbères, ainsi que par des correspondances et relations de voyage des diplomates anglais, américains, hollandais et autres d'avant la conquête française. Quel mal aurait-il eu à inclure, dans cette anthologie, des textes d'Al Bekri, d'Ibn Haoukal, des bardes qui ont évoqué la débâcle de Charles Quint devant Alger, en 1541, du légendaire Sidi Boukeddour, de Sidi Ben Ali et autres poètes populaires du XVe siècle, des poètes andalous venus s'établir à Alger après 1492 ou, encore, du poète Mohamed venu de Mostaganem apprendre les sciences religieuses à La Casbah, et qui devait mourir de chagrin à l'âge de 26 ans pour avoir vécu et vu de ses propres yeux les méfaits de l'armée française lors du débarquement de Sidi Fredj. Où sont les textes d'un Venture de Paradis, d'un William Chaler, d'un Hamdan Khodja et d'autres chroniqueurs qui ont vécu à Alger entre 1750 et 1840 ? Pourquoi les beaux poèmes de Himoud Brahimi, ou la très belle complainte de Mourad Aït Djaâfer sur les mendiants de La Casbah, ne figurent-ils jamais dans de pareilles anthologies sur Alger ? Le reproche n'est pas fait au compilateur qui, peut-être, n'a pas tous les éléments d'information nécessaires pour parler d'Al Djazaïr, mais bien, à ce type d'orientation qui s'impose à l'esprit dès qu'il s'agit d'aborder un thème, encore brûlant, celui d'une ville qui a contribué, grandement, à mettre fin à une ère de déchéance historique. Le modèle, dans ce genre exactement, nous l'avons dans la ville de Paris elle-même. Rappelons-nous les belles pages écrites par l'Egyptien Rifaâ Tahtaoui sur la Ville des lumières dans les années 1930 du XIXe siècle, les écrits de l'Américain Henry Miller, sur le même sujet, dans la première partie du XXe siècle, ou encore, le fameux «Paris est une fête» et autres beaux textes de la littérature universelle sur une ville qui n'a cessé d'imposer sa propre vision à quiconque se mettrait à la courtiser. Stalingrad, à titre d'exemple, reste liée dans nos esprits à la grande guerre. Celle-ci a mis son cachet définitif sur cette ville qui a beau changer d'appellation. La nôtre, on l'a voulue arabe, européenne, ville de corsaires et de pirates, ou encore, ville d'intégristes à tout-va. Mais, Alger, côté esprit et création intellectuelle, n'a point d'existence dans une telle vision qui, répétons-le, reste exotique. Qui se souvient de la voix de Merième Fekkay, du Mouloudia, du haouzi, des moquées, des petites écoles coraniques, des mausolées où dorment Sidi Abderrahmane et autres saints d'Al Djazaïr ? Comment résonne dans l'oreille de l'Algérois des appellations comme «les deux entêtés», «les quatre canons», «la treille», Zoudj Ayoun, Bir Djebah, Birkhadem et autres dénominations chargées d'une grande histoire ? C'est de ce côté-ci qu'il faut aller chercher Al Djazaïr. En attendant, continuons d'espérer une écriture meilleure, un choix original, pour Alger, plutôt que de lire des textes, de considérer des images, de voir des films de fiction qui n'ont d'autre objectif que celui de plaire à une certaine galerie française.