j'ai commencé à écrire des romans durant la dernière année des années soixante : 1969 a été la date de parution de La Répudiation. L'époque était jalonnée d'interdits, de soupçons envers les artistes, de délires socialisants qui ont donné naissance à quelques romans réalistes et socialistes qui sont tous obsolètes aujourd'hui. Paradoxalement, le socialisme à l'algérienne était férocement anticommuniste et donc antimarxiste ! Les peintres abstraits, tels que Mohamed Khadda, M'hamed Issiakhem et Choukry Mesly, étaient appréciés d'une façon ironique, avec quelque compassion. Le populisme dégoulinait dans tous les arts tenus par les tenants du parti unique, de l'idée unique et de la bêtise unique. C'était l'ère du soupçon à l'égard du langage poétique, du récit complexe. Il régnait une sorte d'islamisme frotté, paradoxalement, de jansénisme,et les colloques de la pensée islamique ponctuaient nos jeunes années. Coincé entre ma passion pour les Mille et Une Nuits et les Maqamate de Hariri et de Hamadani, d'un côté, et les romans de Robbe Grillet, de Claude Simon et de Nathalie Sarraute, de l'autre, j'étais culpabilisé par le projet de mon premier roman qui a nécessité une très longue gestation. Presque prudente ! Je ne voulais pas écrire pour être compris, mais pour me soulager et me libérer de ma propre névrose et de ma blessure symbolique, comme l'aurait écrit Bettelheim. Comment alors jouer de stratégies de la tension entre la recherche d'une forme, la lutte avec le langage et le nécessaire souci de la lisibilité que m'imposait mon idéologie communiste ? En France avait paru alors Le Plaisir du texte de Roland Barthes. Ce fut une libération, une jubilation. Enfin, je pus admettre que le plaisir n'était pas toujours un péché. Je fonçais et écrivis La Répudiation en deux semaines. A sa parution, à Paris en 1969, ce fut le déchaînement hystérique. Mon père voulut porter plainte contre moi pour diffamation et outrage à son honneur de polygame patenté. Le ministre de la Culture de l'époque pondit un édit interdisant le livre sur le territoire national. Quelques camarades du parti ne voulurent plus me parler. J'étais mis au ban des traîtres qui ont « répudié ! » leur pays. C'était dans El Moudjahid de novembre 1969. Aujourd'hui, je n'en ai gardé aucune rancune. J'avais d'autres compensations : Jean Sénac avait été ébloui par le livre qu'il monta aux nues, avec quelque exagération due à son tempérament généreux. Kateb Yacine m'écrivit une lettre où il disait : « Maintenant, je ne suis plus seul. » Mohammed Dib m'invite à déjeuner chez lui, en famille. J'ai toujours voulu écrire des romans. Avec La Répudiation, c'était fait ! Je n'en revenais pas, et lorsque mon éditeur parisien m'envoya un chèque consistant couvrant un à-valoir dont je ne connaissais même pas l'existence, et ce trois mois avant la parution du livre, je crus à une plaisanterie, à un canular ou à un chèque en bois. Je n'ai jamais pensé que mon livre allait me rapporter de l'argent ! J'enseignais la philosophie dans un lycée, et cela me suffisait largement... J'ai donc toujours voulu écrire des romans, parce que ce genre m'a toujours semblé la voie royale pour accéder le plus naturellement possible à la jouissance poétique. Je suis resté attaché au roman, parce que depuis deux siècles, voire depuis huit siècles (les Mille et Une Nuits, n'est-ce pas un formidable roman anonyme, collectif, voire apocryphe ? Proust ne l'avait-il pas consacré comme le premier roman de l'humanité ? Goethe n'en avait-il pas fait son seul et unique livre de chevet ?), il est le genre le plus ouvert et le plus libre. Parce que, après une période logos doit pouvoir encore succéder une période mythos. Parce qu'il peut englober le récit, le poème, l'histoire, la géographie, toutes les connaissances humaines et toutes les sciences universelles, toutes les langues savantes et tous les sabirs, car un roman est une combinatoire. Et cela me va, car je pense alors à un livre exemplaire qui a intégré tout ce que je viens de dire, le roman de Gustave Flaubert : Bouvard et Pecuchet. Peut-être d'ailleurs que la fonction du roman est en train d'évoluer. Et c'est tant mieux ! Nous vivons dans une Babylone romanesque, débauche de talents, de sens, de langages et de connaissances. Avec cette impression sado-masochiste de gâchis monumental. D'inutilité ! De nullité ! De suicide. Le roman d'aujourd'hui n'est plus que jamais qu'un ensemble de fragments détachés, engoncé, enfoncé et implanté dans la boue marron de la vie. J'ai écrit, depuis La Répudiation, une quinzaine de romans, parce que je ne voulais pas mourir. Mais chaque livre publié m'annonce un peu plus que cette tentation est illusoire. Parce que - aussi - je meurs dans chaque texte que je fais, puisque la marge entre l'être et le néant est de plus en plus étroite. Parce que chaque roman bouclé (bâclé ?) se crée en défi à son impossibilité même. Parce que, comme le dit Milan Kundera : « On écrit, sans aucune compétence. » Et je n'en ai aucune...