Saïd Smaïl est écrivain et ancien journaliste à Tizi Ouzou. Après des décennies dans le domaine du journalisme, il publie, en 1988, son premier roman, intitulé: Le Crépuscule des anges. Depuis, il a écrit et publié d'autres romans et des essais. Saïd Smaïl nous a rendu visite à notre bureau de Tizi Ouzou et répondu à nos questions. Il revient sur son parcours d'écrivain et sur sa carrière de journaliste. L'Expression: Comment est née l'idée d'écrire votre premier roman Le Crépuscule des anges sorti en 1988? Saïd Smaïl: C'est une question de contexte: revisiter ma jeunesse à Draâ Ben Khedda. A l'époque, il y avait des pieds-noirs. Les ouvriers algériens et français cohabitaient. Mais cette proximité s'arrêtait à partir d'un certain niveau. Je voyais ces différends que rien ne justifiait, particulièrement, quand j'observais des paysans pieds-noirs travailler de la même manière que les Algériens. Quand on arrive aux relations entre les deux communautés, restreintes au niveau de Draâ Ben Khedda, je m'interrogeais tout gosse que j'étais, d'où venait toute cette différence? A l'époque, j'avais entre quatorze et quinze ans et je digérais cette situation sans pouvoir répondre à mes questionnements. Avec le temps, nous avons connu des paysans pieds-noirs comme c'est le cas de Marchand qu'on retrouve dans le roman. Ce dernier gérait une propriété qui appartenait aux pères blancs. Sa propriété était limitrophe avec la nôtre. Il avait d'excellents rapports avec mon père qui est mort en 1945. C'étaient deux mastodontes. Ils sont fidèlement décrits dans Le Crépuscule des anges. Sauf que dans la réalité, Marchand n'a jamais eu d'enfants, ni Monique ni Christian. A partir d'une amitié entre deux êtres humains, j'ai revisité les souvenirs indélébiles de mon enfance. On ne pourra jamais effacer de ma mémoire l'image de Marchand en train de trimer avec son tracteur. Est-ce donc un roman entièrement autobiographique? Une partie est effectivement vraie. Il fallait en faire un roman. Toutefois, j'ai meublé le décor. J'ai créé d'autres personnages à l'image des enfants de Marchand. Le roman se déroule dans le contexte de la guerre de Libération. J'ai accentué les rivalités qui étaient bien présentes. Les deux communautés, l'une européenne et l'autre algérienne, s'étaient dressées avec une violence contre ce couple: l'Algérien et la Française. Donc globalement, on ne peut pas dire que c'est autobiographique. Quelques faits ont existé. Marchand et mon père ont existé mais pas plus que ça. D'ailleurs, mon père ne pouvait pas être impliqué dans la guerre de Libération, puisqu'il est mort en 1945. Qu'en est-il de tes deux romans qui auraient paru juste après, à savoir Les Barons de la pénurie et L'Empire des démons? L'écriture de ces trois romans se faisait presque simultanément car plein d'idées bouillonnaient dans ma tête à l'époque. Dans ces romans, en revanche, c'était la réalité du terrain qui était décrite. La matière, ce n'est pas ce qui manquait. Ces livres sont des enquêtes journalistiques. J'ai changé les noms des entreprises, c'est tout. Est-ce des faits réels qui se sont déroulés dans la région de Tizi Ouzou? Naturellement. D'ailleurs, personne ne pouvait faire de démenti quant à ce qui était écrit dans ces livres. J'avais livré des faits réels à l'époque où Boumediène avait décrété Tizi Ouzou comme wilaya pilote au milieu des années soixante-dix. Avec le recul, comment percevez-vous les réalités apportées dans vos livres? Quand j'y pense, je vois à quelle vitesse les choses ont évolué. Dans Les Barons de la pénurie, je parlais de petits trafiquants au niveau d'un sac de ciment ou quelque chose qui lui ressemble. Maintenant, ce sont des compagnies d'aviation, des banques, Sonatrach, etc. qui sont gangrenées. En si peu de temps, les choses ont empiré de la sorte! Dans les deux romans, j'avertissais: la corruption est semée, attendons la récolte. On est en plein dedans. Plus tard, vous avez décidé d'écrire vos souvenirs de journaliste, que vous avez publiés sous le titre évocateur de Mémoires torturées, n'est-ce pas? Les mémoires de journaliste, on ne peut pas les dissocier des mémoires de l'homme. Le journaliste est un acteur qui joue le rôle que lui dicte la vie. L'homme, lui, est le receptacle de tout. Je ne peux pas dire que j'ai écrit des mémoires de journaliste. Ce sont mes mémoires tout simplement. Par exemple, il y a des mémoires d'agriculteur dans ce livre. Mémoires torturées, a été édité en 1993 aux Editions Aurassi. Il a été saisi. Puis, j'ai écrit un deuxième tome. Les deux tomes ont été publiés à Paris et au Québec. Vous étiez journaliste à Tizi Ouzou, représentant d'El Moudjahid où la censure battait son plein. Etiez-vous vraiment bien placé pour dénoncer la corruption? Je vous donnerai la réponse que j'ai toujours donnée à tout le monde. Pour rapporter dans le journal ce qui se passait à l'époque, il aurait fallu un autre contexte politique et une liberté de presse qui n' existait pas. Ecrire pour ne pas être publié, ça ne rimait à rien. Comment avez-vous pu travailler dans de telles conditions, en l'absence d'un minimum de liberté d'expression? Autrement dit, comment avez-vous pu concilier cette ambiance de travail inhibitrice avec vos convictions personnelles qui vous poussaient à réagir? Comment j'avais pratiqué le journalisme à l'époque? Je l'avais pratiqué par la couverture de visites de ministres ou des sorties du wali, en rendant compte des activités. Je l'avais assumé par des réflexions d'ordre historique. J'ai été le premier journaliste algérien à avoir visité Ifri et écrit sur le Congrès de la Soummam. Je pouvais m'exprimer par le sport et par la culture et j'évitais tout ce qui était politique. Etiez-vous appelé à écrire des articles commandés et orientés par vos responsables? On me censurait, oui, mais on ne m'a jamais dicté une conduite. J'arrachais des parcelles de liberté. On le dit souvent, le journal El Moudjahid était une grande école de journalisme, le confirmez-vous? Effectivement, c'est véritablement la grande école du journalisme algérien d'expression française. Parmi les anciens de ma génération, je ne pense pas qu'il y ait un seul qui ne reconnaîtrait pas ça. Pouvez-vous nous citer des noms de journalistes auprès desquels vous avez appris énormément de choses? Il y a d'abord Naït Mazi, l'ancien directeur d'El Moudjahid et Mohamed Abderrahmani. Il y a les confrères actuels, nous sommes de la même génération et nous avons appris ensemble: Omar Belhouchet, Ahmed Fattani, Mohamed Benchicou, pratiquement tous les responsables de la presse indépendante actuelle sont issus d'El Moudjahid. On a appris tous ensemble, les uns des autres. Nous avons été formés dans le même creuset. En comparant la presse de l'époque à celle d'aujourd'hui, il est incontestable qu'il y a un recul dans le niveau. Ce que la presse algérienne a gagné en liberté, elle l'a perdu en qualité. Etes-vous de cet avis? Malheureusement; ce que vous dites est vrai. A l'époque, il y avait des maîtres de la langue française. Mais le contenu était obligatoirement maigre parce qu'on ne pouvait rien dire. Maintenant qu'on peut s'exprimer énormément et épiloguer à l'infini, le niveau, la plupart du temps, laisse beaucoup à désirer. J'ai l'impression aussi qu'une partie des journalistes actuels ont tendance à plus de prétention. A l'époque, nous faisons de notre mieux pour avancer, évoluer et apprendre davantage. Si vous aviez à établir un bilan de votre carrière journalistique, qu'allez-vous dire en quelques mots? Je considère que mes livres sont le bilan concret de ce parcours. Nous voulons parler de votre carrière de journaliste et non pas d'écrivain... Pour moi, les deux sont liées. On ne peut pas faire de moi un journaliste et un écrivain séparément. Pratiquement, la majorité de mes livres sont du journalisme légèrement romancé. Les seuls roman que j'ai écrits, c'est Le Crépuscule des anges, L'Ile du diable et La Vengeance des mal aimés. Sincèrement, avez-vous regretté quelque chose durant vote carrière de journaliste, que vous pourriez mettre sur le dos de la jeunesse? Je regrette de ne pas avoir eu la liberté que vous avez, vous maintenant. D'un autre côté, je ne le regrette pas car si nous avions cette liberté, je ne sais pas si nous aurions eu les carrières que nous avons eues. Nous avons vécu avec des contextes qui se sont succédé. Regretter quoi que ce soit, c'est regretter d'avoir vécu. Le journalisme est un métier passionnant. N'avez-vous pas quelque part la nostalgie des moments passés et est-ce que ce n'est pas la nostalgie qui vous incite à écrire? Absolument pas! Ce que j'ai vécu m'a rempli de souvenirs, de beaux et de mauvais souvenirs. Tout cela meuble ma mémoire. Ça me permet de vivre actuellement avec ça. Quand je me remémore quelque chose, je suis très à l'aise. Tous ces souvenirs constituent une richesse d'esprit. On vit avec nos souvenirs et non pas contre nos souvenirs. Tout le monde sait qu'il n'y a jamais eu d'articles sur Matoub Lounès avant 1988, avez-vous tenté d'en rédiger ou de couvrir l'un de ses spectacles? Les articles sur Matoub Lounès ne passaient pas. On avait beau écrire, les articles n'étaient pas publiés. Avez-vous reçu des instructions explicites pour ne pas écrire sur Matoub Lounès? Il n'y a pas pire instruction qu'un article qui ne paraît pas. Avez-vous rédigé des articles sur Matoub, avant 1988, qui ne sont pas parus? Oui, j'ai écrit sur lui mais les articles ne sont jamais parus. En revanche, après 1988, on s'est mis à en redemander. Pourquoi, d'après vous, de tous les artistes qui existaient, Matoub était le seul qui était strictement interdit d'accès aux médias au temps du parti unique? C'était un bonhomme qui pouvait soulever la Kabylie. Si on lui donnait la parole, on le renforçait.