A M. Herriot, président du Conseil des ministres à Paris Monsieur, Ce sont l'oppression sous laquelle nous sommes assujettis, l'injustice dont nous souffrons, l'ignorance où nous pataugeons pour la plupart, les mille souffrances que nous endurons et la misère ou nous sommes réduits qui nous contraignent à venir à vos genoux vous exposer notre lamentable situation et à vous exprimer nos vœux unanimes et légitimes ! La France, grande République démocratique et libérale, nous astreint à subir les austérités et les funestes conséquences du néfaste et inhumain indigénat (1881) qui nous maintient dans l'esclavage ! Vous semblez ignorer le pouvoir de nos administrateurs et de leurs subordonnés les caïds, ces requins rouges, ces traîtres qui dominent par la terreur et selon leur bon plaisir. Nous subissons le même sort que les paysans français du temps des intendants sous Richelieu. Nos célèbres administrateurs nous civilisent par la cravache comme s'il s'agit de dompter des fauves. Honte à la France qui tolère de pareilles mesures inhumaines. Nous demeurons comme des êtres inférieurs privés de droits politiques et sociaux. On prétend que nous ne sommes pas encore mûrs pour les recueillir. Allons ! Assez de nous berner par des mots ronflants mais vides de sens et dont la phraséologie nous délivrera. Nous vous prions de croire que nous les comprenons aussi bien et peut-être plus que certains citoyens français. Nous comprendrions mieux si on disait qu'il serait dangereux à la France de donner ces droits aux indigènes. L'injustice de la France nous maintient pour la plupart dans l'immonde ignorance. Nos douars sont dépourvus d'écoles. Pourtant, nos parents payent les impôts ! Les postes, les banques, les contributions ne nous sont pas accessibles. Pourquoi ? La justice française n'a pas confiance en nous, ou plutôt nous sommes incapables d'être à la hauteur de ces fonctions ? On nous calomnie dans certains journaux subventionnés où on nous traite d'ingrats envers la France généreuse et bienfaitrice à notre égard. Il est vrai que de pareilles idées ne sont prononcées que par des hypocrites confondant les bienfaits avec les méfaits et la gratitude avec l'ingratitude. Ah ! Nous sommes ingrats ! Ingrats, parce qu'on nous a spoliés de nos riches plaines et refoulés dans la montagne inculte et infertile ? Parce que nos pères et nos frères n'ont pas hésité à aller trouver une mort pour contribuer avec désintéressement à défendre votre chère patrie ? Parce qu'on nous accable de lourds impôts qui ne nous profitent pas ? Parce qu'on nous empêche d'aller gagner honnêtement notre pain dans la métropole ? Parce que nous demeurons sans droits ? Si la France a construit des routes et des voies ferrées c'est pour exploiter sa colonie et c'est pour le bien-être de ses enfants. Nos douars comme nos villes arabes restent tels qu'ils étaient avant 1830, c'est-à-dire sans routes, sans plantations, sans fontaines sans écoles… Pourtant, on nous accable d'impôts et d'amendes dressés illégalement par nos seigneurs les gendarmes. Considérés comme des esclaves par nos colons féodaux qui, non contents de nous avoir sécularisé nos biens et d'avoir décidé par leur néfaste influence, le gouvernement a décrété la dernière loi contre notre exode en France, vont jusqu'à nous exploiter, même nos jeunes frères qui ont 8 à 12 ans, en nous faisant travailler une journée de 14 à 16h à raison de 3 francs pour les hommes et de 1.50 f pour les enfants. Ils vont parfois abuser de leur force ou plutôt de leurs droits jusqu'à nous maltraiter, pourtant, nous sommes des êtres humains comme eux ! La généreuse France se délecte de notre misère. Des bandes de faméliques (tourmentés par la faim) tout déguenillés, tout chétifs parcourent la campagne pour se nourrir d'herbe et de racines car la nature est généreuse. Et puis, on nous accuse de voleurs, Ah ! si vous ignorez tout cela, nous savons que notre père et ami Steeg, comme il prétend l'être, ne vous éclaire pas sur notre lamentable situation. Oui, nous mourions de faim pendant que nos généreux colons, maquillés, jouissent d'une vie somptueuse. L'indifférence de la France à notre égard, son injustice, son ingratitude nous soulèvent le cœur et fait naître en nous – nous le vous disons franchement-un esprit nationaliste. Jusqu'ici, nous sommes restés un peuple vaincu, endormi, mais maintenant que les événements nous éclairent, nous aspirons à notre indépendance. Nous avons conscience de nous et confiance en nous, dans le communisme libérateur. Ce n'est que par la lutte révolutionnaire contre l'impérialisme que les peuples opprimés des pays coloniaux et assujettis arriveront à se libérer du joug de l'exploitation, a dit Lénine. Nous aurons cette devise dans l'esprit et c'est celle qui nous mènera à notre liberté. Nous admirons les actes de Abdelkrim (*) des Egyptiens et des Ghandi. Permettrez-nous, Monsieur, de vous dire, avant de nous séparer, que nous voulons notre Algérie à nous, puisque vous nous empêchez d'accéder à votre France. Au regret de vous voir réfléchir, nous vous quittons en saluant en vous la généreuse, la juste, la libérale France civilisatrice et en sollicitant surtout notre indépendance. Un groupe de jeunes nationalistes indigènes de Relizane