Aucun écrivain français ne s'est inquiété plus que lui de l'avenir de l'empire colonial français qui battait de l'aile après la Seconde Guerre mondiale. Il avait conscience que le Maghreb allait se libérer du joug des Français du jour au lendemain. Mais comme beaucoup de Français, il ne pouvait se résoudre à accepter cette perspective inévitable. De temps à autre, entre un roman et une pièce de théâtre, il se rendait en Egypte, au Liban et au Maghreb pour s'informer des progrès de l'Islam, de l'action de la Ligue arabe et des actions des partis et mouvements de libération maghrébins. Le fascicule Consultation aux pays d'Islam est le compte rendu de l'enquête qu'il a menée en Tunisie, en Algérie et au Maroc. En parcourant ce livret, on s'aperçoit que Georges Duhamel est animé non pas par un sincère désir d'information mais par l'esprit de propagande de l'action française au Maghreb et de dénigrement des élites égyptiennes, tunisiennes, algériennes et marocaines.Ouartilani, Messali Hadj, Bourguiba et Abd El Krim sont désignés par lui sous le nom d'agitateurs politiques et de prophètes de l'indépendance.Beaucoup de ses vues sur les sociétés maghrébines sont soit fausses soit paradoxales. Sont fausses ses thèses sur les conditions de vie des Algériens : «Il n'y a pas de censure, écrit-il, en Algérie». «Les Musulmans, ajoute-t-il, peuvent librement critiquer et attaquer les autorités françaises. Ils ne s'en privent pas et s'abandonnent à cette passion partisane qui donne à l'ensemble de la presse française ce masque discordant, grimaçant, difficilement intelligible pour les étrangers».Sont paradoxales ses vues sur le prétendu rôle civilisateur de la France. Rien n'assure mieux, prétend-il, le bonheur des pays maghrébins qu'en restant unis à la France, dans le cadre de l'Union française qu'en recouvrant leur souveraineté et leur indépendance. Georges Duhamel avait connu Lamine Pacha, bey de Tunis et Sa Majesté Sidi Mohammed Ben Youcef, le roi du Maroc que Dieu l'agrée. Consultation aux pays d'Islam comprend donc le récit détaillé des audiences que ces souverains lui ont fait l'honneur de lui accorder. Pourquoi Georges Duhamel a-t-il demandé ces audiences à ces chefs d'Etats maghrébins au moment même où le monde était encore lourd d'orages. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les nationalismes tunisiens, algériens et marocains intensifiaient leurs combats libérateurs pendant que la France tentait de juguler par la violence le soulèvement malgache. Où chercher le remède à ces troubles qui éclataient partout dans les colonies et protectorats français ? En 1946, Georges Duhamel quitta son poste de secrétariat perpétuel de l'Académie française où il entra en 1935. De propos délibéré, il se donna pour mission de servir ouvertement la colonisation française à laquelle il s'estimait lié par un devoir d'honneur et de gratitude. Pour cela, il avait à se rendre au Maghreb et prendre contact avec les élites et les autorités maghrébines. Il pensait donc qu'il suffisait de rentrer en rapport avec eux pour les décider à renoncer à leurs desseins. Il faut dire que ses projets étaient d'une insigne puérilité. On trouve dans ses entretiens avec certains intellectuels tunisiens et marocains des bévues et des arguments incroyablement naïfs. Il échoua partout dans ses desseins. Un avocat et homme politique français disait à propos d'un éminent écrivain français : «Je ne connais rien de plus déplaisant ni de plus abusif que les hommes de lettres, grisés d'orgueil et de coquetterie, qui se servent de l'autorité acquise dans d'autres travaux pour écrire à tort et à travers de ce qu'ils ignorent.» C'est justement le cas de Georges Duhamel, il n'y avait que les imbéciles pour croire à sa mission. Au cours de son entretien avec Sa Majesté le roi Sidi Mohammed Ben Youcef (que Dieu l'agrée), Georges Duhamel se mit à développer en long et en large la thèse de l'action bienfaitrice de la France au Maroc. Le prestigieux monarque lui prêta une oreille attentive et lui donna la réplique avec une fermeté et une confiance en soi et en son destin qui reflétaient une impressionnante grandeur. Il disait des choses exactes auxquelles Georges Duhamel ne pouvait rien répondre. Mais lisons quelques passages de cet entretien relaté par Georges Duhamel lui-même. «Sa Magesté Sidi Mohammed, sultan du Maroc, entend fort bien le français, mais préfère, venu le moment de la réponse, s'exprimer en arabe et confier la traduction de ses paroles au savant si Mammeri. Je pense le moment venu de parler avec éloge de ce qu'ont fait les Français, dans l'ordre de l'enseignement.» Le monarque répond aussitôt en louant ce qu'ont fait les Marocains. C'est une méthode. Je parlerai vingt fois de la France, pendant cette conversation et vingt fois le sultan me répondra en parlant du Maroc. Il ne prononcera pas une fois les mots de France et de Français.Il ne formulera pas une seule critique et c'est en quoi il se distinguera de toutes les autres personnes éminentes qu'il m'a été donné de rencontrer dans cette partie de mon voyage. Pas une critique, sans doute, parce que pour formuler une critique, il faudrait encore admettre que la France existe. Et tout se passe comme si la France n'existe pas. Nous parlons donc de l'agriculture… Nous parlons des richesses du tréfonds que l'on découvre au jour le jour… Alors soudain, je rompts le jeu et dis : «J'ai vu vos jeunes prophètes, j'ai vu les jeunes animateurs du parti de l'indépendance (il s'agit de Abdelkrim Bendjelloul avocat, Hadj Ahmed Bannani, si M'hamed Bachnini juges ; Abd El Kebir El Fassi, journaliste et d'autres animateurs du journal El Alam) et nous avons longuement causé. Sire, je leur reproche de n'être pas toujours juste et même de ne l'être pas souvent, surtout quand il s'agit de l'œuvre accomplie par les Français dans l'empire chérifien…» Le souverain sourit de manière insensible. Il répond sans quitter sa ligne de combat : «Ils sont encore jeunes, ils ont besoin de faire des progrès. Revenez l'an prochain. Revenez tous les ans et vous les trouverez plus sages d'année en année…» A n'en pas douter, nulle nuance n'échappait à Sa Majesté le roi Sidi Mohammed Ben Youcef. La finesse parfois excessive de son caractère et sa fidélité à son pays et à ses hommes étaient autant de qualités qui faisaient de lui un éminent chef d'Etat. N'a-t-il pas dit un jour, parait-il : «Périsse ma dynastie, pourvu que le Maroc soit libre !» Georges Duhamel se ressentira longtemps de la réponse incisive et ironique de Sa Majesté le roi Sidi Mohammed Ben Youcef à propos des griefs formulés par lui contre les hommes politiques marocains. Georges Duhamel est de ceux qui ont pesé de toutes leurs forces sur la décision prise en 1953 par le gouvernement français de déposer et d'exiler Sa Majesté le roi du Maroc à Madagascar.