J'avais parcouru autrefois ce recueil sans trop m'y attarder et surtout pour me désennuyer à vrai dire. J'avais alors été frappé par la récurrence de la thématique de la mort comme une espèce d'oracle d'un soupçon de prémonition. Pourtant, Tahar Djaout ne roquait pas (le jeu n'est pas zweiguien). Je travaillais ce faisant sur une célèbre thèse du bien connu ethnologue le capitaine Jean Servier (celui-là même qui fit identifier le corps du martyr Grine Belgacem tombé au champ d'honneur dans les Aurès en 1955) à propos du caractère mortifère de la culture de la société berbère et tentais désespérément de trouver des contre-arguments dans les expressions multiples de l'imaginaire chez les romanciers, les nouvellistes, les poètes, les aèdes et les chansonniers principalement de la Kabylie en raison de la disponibilité de textes de qualité de la littérature kabyle (Mammeri, Feraoun, Ouary, Hadj Ali, Azzegagh, Djaout, cheikh Hasnaoui, Mhand Oumhand…), car le travail de Jean Servier avait porté sur la Kabylie principalement et sur les Aurès subsidiairement (peut-être parce que Germaine Tillon s'était spécialisée sur cette dernière région et peut-être aussi parce que chez les chercheurs français la déontologie reste de mise quand bien même les opinions restent départagées, ce que nous nous sommes bien gardés de leur emprunter). Voilà que tout dernièrement un professeur émérite d'une grande université étrangère, spécialiste – un vrai celui-là – d'Albert Camus, présentant de manière détaillée et élogieuse l'ouvrage dont j'ai coordonné la réalisation, à savoir Albert Camus, l'assassinat post-mortem, APIC 2004, m'a interpellé avec une bienveillante réserve pour savoir si mon objectif avoué ou occulte, malgré tout, n'était pas d'expatrier Albert Camus et de «l'éloigner du Panthéon littéraire algérien» (sic). C'est alors qu'un texte de Djaout, de cet ensemble de nouvelles, m'est subitement revenu à l'esprit pour illustrer la présence camusienne dans l'écriture algérienne post-coloniale et que, à défaut de lui faire une place «au Panthéon littéraire» (le Panthéon, le si prestigieux Panthéon, reste malgré tout un lieu de sépulture et de mort dont je suis loin d'être ni le croque-mort ni encore moins le cerbère), sa présence à fleur de texte dans l'écrit algérien, malgré des études aussi laconiques qu'expéditives, aussi légères qu'assassines, participait mieux que n'importe quel hypothétique «certificat de nationalité» ou de diplomatique «passeport» post-mortem à lui faire une place de choix dans le florilège littéraire algérien, et quel texte ! Canicule est une nouvelle, la onzième, de ce recueil et se présente comme un intertexte tendu et fort avec certains textes de Camus, Noces à Tipaza (1939), l'Etranger (1942) et Le Renégat (1957). D'abord, l'histoire est une histoire de «noces» dans un village du littoral ouest d'Alger adossé au Chenoua, avec l'inénarrable arrivée en autocar, avec la langoureuse mer, le soleil ardent, les fleurs amoureuses, le myrte colchique, l'enivrement aux odeurs, la sortie au café maure, la vertigineuse insolation, le débordement libidinal des danses nuptiales et des transes extatiques difficilement contenu, l'échec malheureux d'une illusoire rencontre idyllique et enfin le désespoir suicidaire d'un ratage érotique suivi d'un dépit amoureux accentué. La nouvelle, Canicule, fort bien construite, pastiche presque volontairement et consciencieusement certains textes de Camus, aussi bien les textes sérieux (1939 -1942) que les textes ironiques (1957). Au détour de chaque phrase, derrière chaque image ou en chaque représentation, on ne peut s'empêcher de penser au texte camusien de référence à croire que Djaout s'était livré dans cet exercice solitaire à une «partie d'échecs» d'outre-tombe avec l'ancien joueur de football de Belcourt. Mais là, au moins, les choses sont effectivement et logiquement établies dans la chronologie et confirmées dans l'histoire. Il n'y a pas l'ombre d'une prémonition quant à la chute du roi même en culotte à l'envers ou à la ruade du canasson désarçonnant son cavalier lubrique au risque d'indisposer la reine mante religieuse qui du haut de sa tour de Nesle est en prise avec un vulgaire pion évacuateur de macchabées. Les textes de référence camusiens sont bel et bien antérieurs à cette nouvelle tardive et furent pour certains publiés ici même à Alger avant de connaître la renommée outre mer. Dans cette nouvelle, les traces de la poésie djaoutienne sont encore bien visibles et fort perceptibles. Le vertigineux délire au sujet des yeux de Nouara la fille de l'instituteur, personnage énigmatique de la nouvelle qui rappelle le mythe de la Gorgone de Thésée au regard pétrifiant, semble être repris des divagations poétiques sur les yeux de la cousine aussi bien dans Solstice (1975) que dans l'Arche (1978). Le mythe amoureux diurne et solaire est bien loin d'être perséphonique. L'ombre et les ténèbres n'ont pas de place. La nouvelle est inondée de soleil aveuglant comme certaines pages de l'Etranger (1942) ou du Renégat ou un esprit confus (1957). Il semble, mais tout reste à prouver bien évidemment, que ce texte caniculaire de Djaout comme les textes camusiens aient inspiré également une histoire quelque peu semblable, campée dans une villa du bord de mer, avec le monde solaire éprouvant. Mais cette fois-ci la nouvelle plume pour être féminine n'en est pas moins talentueuse pour faire entendre les rugissements du Chenoua contenant les hurlements de la horde barbare des fous de Dieu. Cette contribution plus récente, contre témoignage pour une discorde communautaire, perdure la trace camusienne et djaoutienne du même coup dans l'écriture romanesque algérienne des années de plomb et de larmes. Reprise par le style en sa sensibilité au féminin singulier, la divagation djaoutienne prolonge et projette ostensiblement l'esthétique camusienne vers de nouvelles lectures aux réflexes enfin débarrassés des ersatz doctrinaires et jdanoviens. Et c'est tant mieux ! Djaout Tahar (1983) Canicule, in Les rets de l'oiseleur, ENAG éditions, Alger 2002, p.97-108