La guerre est moche. L'amour beau. L'homme reste capable des deux. Georges Bataille a dit que les chambres à gaz autant que les pyramides sont les signes de l'homme. Nous synthétisons le paradis et l'enfer. Le crime et la victime. Dans son dernier roman, Boukhour essarrab (Vapeurs de mirage (1)), l'écrivain arabophone Bachir Mefti porte la guerre et le crime dans l'arène même de chacun de nous. Pour le cinéaste libanais disparu Maroun Baghdadi, tous les Libanais étaient des terroristes durant la guerre civile au Liban (1975-1990). Tous responsables. De près ou de loin, la guerre commise par l'homme le pollue, l'atteint, le bouleverse. Mefti raconte l'histoire d'un avocat chargé par la belle Miâd de retrouver son mari, un journaliste disparu. L'avocat tombe amoureux de cette femme. Vous devinez la suite ? L'avocat qui faisait le mort face à la folie meurtrière du terrorisme et la contre-violence dans Alger livré aux assassins (La nuit de l'âme, du pays et l'homme), se retrouve plongé jusqu'au cou dans la guerre. Il ment. Il travestit la vérité. Capable du pire, lui aussi, autant que les autres. En protégeant son amour, il plonge dans le mensonge et la mort. Plus qu'une métaphore de la guerre, l'homme devient son principal enjeu, son arène. Autant le couteau que la rose demeurent à portée de main. Le jeune avocat a hérité d'un livre mystérieux de son père, gardien de cimetière. Il se trouve aussi héritier du devoir de reconstruire le sanctuaire de l'aïeul vénéré dans une contrée isolée pullulant de terroristes. Il mène ses missions tant bien que mal, mais le constat, plus lourd qu'un soleil de plomb, tombe : l'œuvre de la guerre et des hommes reste quasi irréparable. Le lien avec la tribu matricielle se rompt. Le temps et les hommes, l'amont et l'aval, tout est détruit, sali (« nos pères ont empoisonné notre vie »). Tel semble l'enjeu historique. Une génération condamnée à hériter des massacres et de la peur, qui a du mal à aimer, à mourir. Le point de narration cristallise la chute : l'avocat visualise sa vie au moment même où il la perd dans un bar au fond de la nuit algéroise. Les dernières phrases : « Je n'ai pas demandé qui a tué qui. J'ai vu mon sang couler... Ma tête s'était déjà embrouillée alors que je me retournais pour voir l'assassin, et mes yeux se sont ouverts sur l'horizon, j'étais déjà mort. » On ne peut regarder le soleil en face sans risquer ses yeux. Une lucidité portée par une verve quasi sacrée (« J'ai lu la Fatiha de mon silence »), écriture sensuelle, avec des métaphores explosives, dans un style qui marie polar et fable initiatique. Mefti surprend dans son écrit. Puissant. Chapitres serrés. Phrases en déflagration. Beautés en rafale. On ne retrouve plus le ton de ses précédents romans (2). Son désespoir est ici actif, productif, irradiant le monde et les hommes. Il tranche sa vérité à coups de hache et assume son désir d'en finir. Mefti ne se positionne pas. Le mal et le bien se confondent. L'humanité, Mefti l'a cherchée en amont de l'horreur. Le crime, même inhumain, n'est-il pas commis par un humain ? Un récit fort qui tranche avec le confort du manichéisme pour nous pousser vers une douloureuse lucidité. L'auteur se sait piégé par le guerre. A celui qui hurle : « Avec nous ou contre nous ! », il rétorque : « Sans vous. » (1) Aux éd. El Ikhtilef, Alger, 2004. (2) Marrassim oua djanaêz (Cérémonies et funérailles), éd. El Ikhtilef, 1998. Traduit chez El Ikhtilef, 2003. Arkhabil adhoubab (L'Archipel des mouches), éd. Barzakh, Alger, 2000. Traduits chez Barzakh et L'Aube, 2003. Chahid al-âtama (Le Témoin des ténèbres), éd. Barzakh, 2001. Traduit chez éd. Aden, Paris, 2003.