un homme au regard fragile de poète et une grandeur d'âme. Telle a été l'impression de ma première rencontre avec Gilbert Sinoué. Un écrivain qui a fait de l'histoire et de ses vibrations invisibles, un espace d'exploration et d'investigation. J'ai eu le bonheur de le rencontrer dans un café parisien, Le Mirbel. On a parlé de littérature, d'amis communs, sans oublier d'évoquer, autour d'un petit café matinal, son dernier roman La Reine crucifiée. Après ses 15 livres, il est aujourd'hui l'un des rares écrivains qui suit son chemin d'écriture sans grand bruit, avec beaucoup de générosité et de sagesse. Dans la majeure partie de son œuvre, il y a ce grand substrat historique impérissable, mais il y a surtout cet imaginaire foisonnant qui ne peut que rappeler cette littérature orientale, détachée totalement de tout interdit. Sinoué, qui est né au Caire en 1947, vient aussi, en partie, de cette culture orientale. Son œuvre s'installe dans ce grand dialogue de civilisation même si les guerres, qui ont changé la physionomie des choses, sont toujours là pour rappeler l'arrogance des hommes. Ses romans sont de vrais indicateurs et de véritables renvois aux antagonismes de notre époque : Avicenne ou la route d'Ispahan (1989, traduit en arabe en 1999), L'Egyptienne (1991, prix littéraire du Quartier latin, traduit en arabe en 2004), La fille du Nil (1993), Le livre de Saphir (1996, prix des libraires), L'enfant de Bruges (1999), Des jours et des nuits (2001), Les silences de Dieu (2003, Grand prix de la littérature policière), Le bateau pour l'enfer (2005), ainsi que ses biographies et son magnifique essai sur l'homme face à son autodestruction : A mon fils à l'Aube du troisième millénaire (2000). Son dernier roman, La Reine crucifiée, repose essentiellement sur l'histoire du Portugal depuis 1340. Un crime Le roman s'ouvre sur un crime commis sur l'Italien franciscain, porteur d'un document très important « Epistola Presbyteri Joannis » (le roman nous dira, par la suite, qu'il manquait dans le dossier la carte marine qui ouvre la voie vers l'Inde). L'inquiétude du franciscain s'avère justifiée. Il sera exécuté à la chapelle du château de San Servando, alors qu'il attendait une récompense de mille maravédis. « La lame jaillit, s'élève dans les airs, accomplit un demi-cercle et plonge vers le cou de l'Italien. Ce dernier tend les bras en un geste de protection ; en vain. Il pousse un cri au moment où la pointe s'enfonce dans sa gorge. » (La Reine crucifiée, P.13-14). Tous les ingrédients de l'écriture et les différentes fragilités sont mis en relief dans ce roman : les passions et les déchéances, les guerres et les déchirures et les ambitions effrénées de pouvoir qui ne reculent devant rien. C'est le tragique qui se conjugue avec la cruauté des hommes. Pour son histoire, Sinoué choisit deux personnages incontournables : Inès de Castro, castillane, fragilisée dès le début par une histoire d'amour sans qu'elle soit vraiment préparée à ce grand bonheur qui la mènera inévitablement à la perdition totale. Personne n'avait les moyens d'arrêter cette fatalité, ni le père ni l'intimité de ses deux frères. Le 2e personnage est Dom Pedro, héritier de la couronne du Portugal, très ami avec son serviteur Massala le Berbère qui mourut en défendant désespérément Donna Inès et ses deux enfants. L'assassinat de la bien-aimée de Dom Pedro le rendit fou de rage. Il prit les armes contre son père qui avait manigancé cette boucherie afin d'éviter au Portugal un déshonneur sûr : d'être gouverné un jour par un bâtard, Joao, au détriment du petit Fernando issu du mariage légitime de Pedro et Constanza. Aveuglé par la haine, Dom Pedro mena sa guerre de vengeance sans merci jusqu'à l'intervention désespérée de sa mère, la reine Béatrice. « Pitié pour le Portugal, pitié pour moi. Finalement Pedro cède aux suppliques de sa mère. » (La Reine crucifiée, P. 383). La haine contre son père ne s'estompa jamais, même après la mort de celui-ci. Il chercha les instigateurs du plan d'assassinat : Lopes Pacheco, Alvaro Gonçalves et Pêro Coelho. Un roman d'amour Le premier disparu sans laisser de traces, les deux autres seront exécutés atrocement : « Pedro s'approcha lentement de Pêro Coelho - Tu m'as pris ma vie. Se tournant ensuite vers Alvaro Gonçalves, il ajouta : - Et toi tu m'as jeté en enfer... Pedro posa la pointe à la hauteur du cœur de Coelho... la pointe continua à se frayer un chemin entre les côtes. Elle amorça un cercle, creusant une béance rougeoyante...Pedro y introduisit sans frémir une main. Ses doigts se refermèrent sur le cœur et l'extirpèrent d'un geste sec. » (La Reine crucifiée, P. 384-385). La Reine crucifiée est d'abord un roman d'amour et de guerre, de passions et de haine, de courage et de lâcheté ; une véritable épopée qui nous fait découvrir les acteurs, visibles et manipulateurs de l'ombre, d'une période tourmentée du Portugal médiéval. Il est aussi roman de l'ivresse tragique dans laquelle Nietzsche voyait un défi héroïque aux puissances de la mort et une résolution d'affronter la vie dans sa totalité et jusque dans les pires catastrophes. Il est spectacle étourdissant et enivrant de toute une époque. Le tragique, dans La Reine crucifiée, s'adresse à notre volonté, ce point nodal de notre ego dans toutes ses déchirures, ses vouloirs et ses forces vives. Même si Gilbert Sinoué fait appel à l'histoire, il refuse de rester tributaires de ses lois et de ses paradigmes. C'est l'imaginaire qui triomphe d'abord. L'histoire écrite nous rapporte quelques bribes de Dom Pédro et sa gouvernance, de son père le roi Afonso, d'Inès, mais la littérature en a fait son cheval de bataille. L'histoire d'Inès et de Pedro fut rapportée pour la première fois par Fernâo Lopes (1380-1459) sous le titre Chroniques de D. Pedro Ier. Avant que cette passion n'inspire de grands écrivains tels Henri de Montherlant (La Reine morte), Victor Hugo (Inez de Castro), Antonio Ferreira (La tragédie Castro) et d'autres, dont le dernier de cette filiation poétique est Gilbert Sinoué qui a su bâtir de ces bribes disparates, une histoire chaleureuse et humaine ; oscillant entre deux extrêmes contradictoires en apparence, d'un côté la faute inconsciente (l'amour) et la punition imméritée comme fatalité, de l'autre, un monde manifestant un désir de liberté exalté d'honneur et de sacrifice.