« Que voulez-vous, je ne m'intéresse pas aux idées, moi, je m'intéresse aux personnes. » Albert Camus La première fois, le professeur s'est poliment excusé, retenu qu'il était par la grève des médecins à laquelle il participait. Le lendemain, au sortir du bloc opératoire, harassé, il nous reçoit malgré tout dans son bureau. Le prof sait compenser la fatigue visible sur son visage, en détendant l'atmosphère à travers un humour exquis. L'œil vif, la mine réjouie, les sourcils en bataille et les moustaches en guidon lui donnent l'air d'un personnage de Pagnol ou d'un poète égaré. En fait, de la poésie, il en compose lorsqu'il ne manie pas le scalpel et le bistouri. De même qu'il écrit quand ça lui chante. Tout cela en fait un homme accompli. Un médecin-écrivain qui n'est pas toujours bien dans sa peau ! Et pour cause, sa présence à la grève. « En tant que militant du syndicat, je suis concerné au même titre que mes collègues. Il s'agit de la non-application du décret relatif aux indemnités : le ministère de la Santé annonce qu'il a transmis le dossier qui serait bloqué au niveau de la chefferie. Nous tenons pour responsable le ministère de l'Enseignement supérieur qui n'a pas jugé utile d'honorer ses engagements vis-à-vis des professeurs, docents et maîtres-assistants. Nous allons boycotter tous les examens, tous les concours qui sont gelés jusqu'à nouvel ordre. Mais les cours se poursuivent pour ne pas prendre en otages les étudiants. » Voilà qui donne un aperçu de ce prof revendicatif à l'esprit jeune et inventif et dont la détermination d'acier dévoile une des facettes de sa personnalité. Ses yeux semblent dire que la patience a assez duré et qu'il serait le premier à contredire l'adage : « Skerker azzar artafedh arkasse »(traîne la savate en attendant de pouvoir porter la chaussure). Il opterait plutôt pour : « Ouine yetsenne dhith zervith yeqarasse chethoua ourth savara » (Celui qui dort au chaud dans le tapis de laine se dit que l'hiver n'est pas rude). Or, pour la corporation, les temps sont durs et au-delà de l'aspect purement matériel, les décideurs semblent dédaigner l'élite intellectuelle pour laquelle aucune considération n'est accordée. Et lorsqu'on évoque avec lui les travers du système de santé, il n'y va pas de main morte pour dénoncer les dysfonctionnements qui laminent une santé déjà bancale. Docteur en médecine en 1972, agrégé de gynécologie obstétrique en 1982 après six années de maîtrise d'assistanat, Kaci est professeur depuis 1992. Avec ce profil, il est très bien placé pour parler d'un domaine qu'il connaît fort bien. Réformer en profondeur « Le système de santé a besoin d'être réformé en profondeur, martèle-t-il. Il y a une mauvaise carte de la couverture sanitaire. On continue de mourir au cours des transports des malades, dont il faut éviter les déplacements excessifs dans le cas des urgences. Il faut raccourcir les trajets, d'où la décentralisation. Notre territoire est très vaste. La valeur d'un pays se juge sur la richesse humaine : on a l'impression qu'on ne tient pas compte de la vie humaine, se désole-t-il. Et puis, pourquoi ne pas impliquer davantage les services de la protection civile et de la gendarmerie, s'interroge-t-il. La machine fort coûteuse est budgétivore, mais les résultats sont déplorables. On assiste beaucoup plus à du saupoudrage sanitaire », constate le professeur qui se désole, après avoir opéré une patiente, de ne pouvoir se doucher sur place. « Il faut que j'aille chez moi pour le faire », regrette-t-il. Kaci, dans un autre registre, tire à boulets rouges sur les soins de luxe en faisant allusion à ces gens huppés qui se font délivrer des prises en charge pour des petits bobos. « Notez bien que certains de nos compatriotes, pour avoir le droit du sol pour leur progéniture n'hésitent pas à aller accoucher outre-Méditerranée », plaisante-t-il. Mais la réalité est autrement plus grave et saisissante. Et lorsque nous évoquons la fuite des cerveaux, le professeur, pas démago pour un sou, a tout l'air de donner raison aux partants. « La recherche en Algérie est à la traîne. Ceux qui font de la haute recherche partent ailleurs pour exercer leurs ambitions scientifiques. Ce n'est pas à Draria pour le nucléaire qu'ils vont devoir s'offrir un rayon d'épanouissement. Les gens vont là où ils trouvent les conditions adéquates. C'est le cas de mes deux enfants qui exercent actuellement dans des centres de recherches pointues aux Etats-Unis. » Le professeur relève qu'il y a, par ailleurs, une catégorie de scientifiques dont le seul idéal est d'améliorer leurs conditions de vie. Puis Kaci de bifurquer sur la résurgence des maladies du passé comme la tuberculose, la typhoïde... qui réapparaissent et qui traduisent un malaise dans la société. « C'est un indicateur de l'évolution socio-économique, culturelle et sanitaire d'un pays. Quand on n'a pas les moyens de vivre décemment, quand on n'a pas la culture de l'hygiène, on est fatalement la proie de ces maladies qu'on avait éradiquées dans les années 1970. Heureusement, ce sont des resurgences épisodiques, localisées et minimes qui n'atteignent pas la dimension d'une épidémie. On a les compétences nécessaires pour les juguler », prévient le professeur, accaparé par son métier qu'il vit comme un sacerdoce. Lui laisse-t-il le temps de faire autre chose, écrire par exemple comme il le fait si généreusement ? « Je prends sur mes loisirs, je m'enferme dans ma bulle pour travailler et étaler mes idées. Chacun de nous doit écrire non seulement pour laisser des traces, mais aussi pour enrichir notre patrimoine commun », conseille-t-il. Mon père disait est un ouvrage qui ressemble davantage à un hommage où Si Omar, son père, mort prématurément, a su transmettre à son fils les connaissances et surtout ce florilège de proverbes du terroir kabyle, ces savoureux joyaux de la sagesse populaire. La vie est dure comme une pierre Kaci s'en est allé on ne sait où chercher un proverbe qui est une métaphore qui l'a toujours accompagné. « La vie est dure comme une pierre. » La sienne, on s'en doute, n'a pas été une sinécure. Celle de son père encore plus, car Si Omar travaillait dans les mines, faisant partie de ces gueules noires qui souffrent en silence, soumettant leurs corps aux pires sacrifices. « Mon père a hypothéqué sa santé par le labeur. Il a falsifié son identité à 14 ans pour pouvoir travailler au début des années 1920. Pour subvenir aux besoins des siens, il travaillait aux mines de Marcinelles en Belgique connues pour leurs fréquents coups de grisou. Il m'a tout donné et je regrette un peu aujourd'hui de ne pas pouvoir lui rendre la pareille. L'affection pour mon père fut si forte et demeure encore si intacte, du fait de la complicité sans faille, qui nous a unis pendant notre exil forcé près d'une décennie en France à cause de la guerre d'Algérie qui a duré presque toute cette période qui fut si sombre et si noire pour tous les émigrés algériens. Je voudrais donc immortaliser ici sa mémoire, à travers ces proverbes et ces maximes qu'il ne se lassait pas de me répéter, à la moindre opportunité, pour m'inculquer les vertus, et faire de moi un homme, tout simplement. » « Ce fut donc, dans ce contexte de guerre et de répression sanguinaire, loin de la chaleur maternelle, que je devais vivre une partie de mes années d'émigré avec mon père, pour toute famille présente, ce père merveilleux et incomparable qui sera mon seul soutien palpable physique et psychologique, m'incitant à ne pas perdre pied dans une culture qui n'était pas la nôtre, à raffermir ma personnalité et tâcher de réussir dans mes études. Pour mon père, l'effort, le travail, les études, la quête du savoir étaient le seul idéal valant la peine d'être suivi par l'homme de cœur et il ne se lassait pas de ressasser ces bons vieux proverbes et maximes kabyles qui incitent à endurer les souffrances, à toujours travailler davantage pour réussir dans la vie. » Réflexions et méditations Kaci est né au pied du Djurdjura en 1939, à Aït Boumahdi dans l'ex-commune mixte de Michelet. Après l'école indigène, puis celle des pères blancs d'Aït Larba à Aït Yenni, il rejoint son père en France où il fréquente l'école des Jésuites et le prestigieux lycée Louis Le grand où il obtient son bac. En 1960, il rejoint les rangs de la Révolution armée dans les maquis de l'Oranie. Après avoir combattu dans les rangs de l'ALN, il est démobilisé après l'indépendance et reprend le chemin des écoliers, celui de la faculté de médecine d'Alger où il décroche son diplôme. Il est actuellement professeur titulaire et chef de service de gynécologie obstétrique au CHU de Bologhine. La machine infernale, son autre livre, va tenter de mettre en exergue une confrontation douloureuse et amère de l'Etre fini qui évolue dans l'espace temps avec la finalité ou plutôt le but de la vie qui n'est autre que la mort. Quand le professeur Kaci se met à cogiter sur l'existence et le sens à donner à la vie, cela aboutit à une réflexion métaphysique de haute facture, où Kaci, fort d'une expérience directe de la vie et de la mort, de l'acte pour ainsi dire biopoéthique d'enfanter, qu'il côtoie tous les jours, nous invite à partager sa philosophie sur la condition humaine. Cela engendre un ouvrage où l'auteur se pose la question lancinante et fatidique : « La vie vaut-elle la peine d'être vécue ? L'existence humaine serait-elle absurde dès lors que l'être est confronté à la mort imprévisible, certes, mais certaine, puisque inévitable ? » En dehors de nombreux travaux et publications scientifiques, es-qualité, le professeur Hadjar est notamment l'auteur d'un recueil de poèmes intitulé Les joies et les peines (éditions Apic, Alger 2004), où il dissèque les fragments d'une vie pleine d'engagement. Marqué par Si Mohand ou M'hand, le célèbre poète errant d'expression berbère du siècle dernier, Kaci ne s'en inspire pas moins. Il chante aussi les déboires et les déceptions de la vie qui devient insupportable, invivable pour les plus démunis. Kaci s'est offert un essai sociologique, Le monde dégénère (Alger, Livres éditions, décembre 2008). Dans cet ouvrage, comme le note l'éditeur, en un mot comme en cent, à l'heure d'un monde post-moderne où la vérité est sans doute le plus vilain défaut, notre truculent auteur n'est jamais pris en défaut pour ce qui est de nommer les chats et les fripons par leurs noms. Kaci Hadjar raconte la tristesse froide, moite et gluante de la déchéance accélérée de la terre des hommes. En chantier, Ma mère racontait, un autre hommage à celle qui l'a mis au monde. Ce livre est truffé de contes kabyles, racontés autour du kanoun, par sa mère ou par sa grand-mère derrière le métier à tisser. « J'ai souvenance aiguë de cette époque marquée par la faim, le froid, le rationnement en pleine Guerre mondiale. Ce sont des fragments de mon enfance passée en Kabylie jusqu'à l'âge de 14 ans. » PARCOURS Kaci Hadjar est né en 1939 à Aïn El Hammam en Grande Kabylie. Il fait partie de cette génération de rares étudiants qui ont troqué la plume contre le fusil, pour assurer leur devoir contre l'oppression et l'injustice de l'ère coloniale. Il est professeur de médecine au CHU de Bologhine depuis 1992. A son actif, les ouvrages suivants : Les joies et les peines (recueil de poèmes, éditions Apic Alger 2004), La machine infernale, méditations métaphysiques sur la condition humaine (Grand Alger – Livres éditions Alger 2006) et Mon père disait, collection de proverbes, maximes commentés (Alger-livres Editions Alger 2007). En chantier, Ma mère racontait.