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Taha Hussein, un destin égyptien
Publié dans El Watan le 07 - 06 - 2006

Taha Hussein est semblable à ce pays de contrastes où la douleur et la sécheresse s'épurent dans le limon du Nil toujours recommencé. Lui-même l'avoue volontiers :
«Si je me comparais à quelque chose, ce serait à cette terre humide des bords du Nil, en Haute-Egypte, qu'on ne peut pas toucher, même légèrement, sans en faire jaillir de l'eau.»
Etudiant, Taha Hussein a toujours refusé de répondre aux ricanements méprisants de certains de ses professeurs qui lui demandaient de choisir entre «l'écorce» (la littérature) et la «pulpe» (la grammaire et la rhétorique). Déjà, très tôt, l'insolence allait bien à celui qui se moquait de ses cheikhs qui refusaient débat et contradiction, doctrinaires et castrateurs de l'intellect juvénile. Blessé par ses maîtres et leur cour estudiantine, Taha Hussein rongea sa blessure. Bien décidé à capter la lumière du savoir où qu'elle se trouvât, l'aveugle laissait rire à vide la suffisance indigente et doctorale, et il prenait tout : les «cours d'écorce» à midi et les «cours de pulpe» le matin. Chaque mot appris aurait un rapport avec celui qui le commanderait, c'est-à-dire lui-même en devenir d'écrivain. Chaque phrase aurait sa place dans la grammaire des mots qui composerait son tableau d'une Egypte dont la restitution reste peut-être inégalée, peu d'auteurs ayant été capables de rivaliser avec celui dont l'adolescence se trouva assiégée de toutes parts, par le milieu rural et traditionnel, par l'enseignement d'al Azhar, et enfin par la cécité. Triple encerclement dont il se saisira, ne lâchant rien, tenace comme une teigne, refusant de se laisser contraindre par quoi ou qui que ce soit. Sauf son art. Ecorce et pulpe inséparables dans l'arbre vivant comme dans le grand art. Mieux encore ! Taha Hussein s'est si bien accommodé de son aveuglement qu'il en a fait un atout majeur de sa réussite littéraire. Quant aux deux autres cercles, les archaïsmes d'une culture et d'un enseignement universitaire, ils seront le matériau dont l'Egyptien se servira pour nous livrer une représentation bouleversante de son pays.
Comment écrire quand on est aveugle ? Que peut-on bien faire voir au lecteur quand on ne voit pas soi-même ?
A la défaillance du regard, Taha Hussein substitue les autres sens auxquels les vivants que nous sommes, ne prennent pas vraiment garde, habitués à ingérer le slogan qui répète que la vue c'est la vie. Le non-voyant nous rappelle une leçon élémentaire en matière d'apprentissage de la perception et de la connaissance du monde. En collant des mots aux choses, l'écrivain apporte la preuve que la représentation du réel peut se passer du canal de la vision.
Dans les jours restés sans nom, indistincts aux yeux cachés par des lunettes noires, le toucher survient à propos pour fixer des moments dans le temps. Quand la fureur du soleil décline, et que cette fureur n'a pas tout emporté avec elle, il reste sur la face du non-voyant une sensation de fraîcheur légère, quelque chose qui ressemble à «un souffle perçu en dehors de toute agitation bien éveillée», une douceur qui ressemble au sommeil, aussi bien celui dans lequel on plonge que celui dont on émerge.
Pas besoin de voir la lumière pour savoir que la nuit est là ou s'en va. A l'épreuve nocturne, un autre sens de l'aveugle se débride dans le silence et la solitude effroyables : l'ouïe et la voix.
Le thème de la nuit est l'un des plus constants de l'œuvre de Taha Hussein. L'un des plus déchirants aussi, parce qu'il met l'accent sur la cruauté d'un destin d'enfant atteint d'une ophtalmie simple mais mal soignée dans un milieu privé de médecin et de médecine savante. Mais pas seulement. La nuit double et aggrave l'obscurité, elle crève les tympans d'un enfant qui a peur. A son chevet, veille celui qui est devenu un écrivain. Trouver les mots pour dire l'insomnie, l'encerclement de la précarité et de la mort.
L'enfant qui ne voit ni la nuit ni le jour, aime dormir à la manière des morts.
Il déteste dormir le visage découvert. Sûr que s'il le faisait pendant la nuit, ou seulement découvrait l'un de ses membres, un «ifrite» viendrait immanquablement se jouer de lui, d'entre ceux qui hantent les contrées de la maison, emplissent ses séjours et ses recoins, pour redescendre sous terre quand luit le soleil et que les gens commencent à bouger. Mais dès que le soleil se réfugie dans sa caverne et les hommes dans leurs gîtes, et que s'éteignent les lampes et que se taisent les voix, eux remontent pour emplir l'espace d'agitation, de trouble, de chuchotements, de cris.
C'était il y a longtemps. Bien des années après, l'adulte se souvient des fantômes de la nuit et de leurs cris. Tout cela il se le rappelle aujourd'hui qu'il écrit. Taha Hussein se rappelle comme si c'était aujourd'hui, la voix de sa petite sœur qui, jour après jour, jouait toute seule, isolée dans un théâtre qu'elle animait avec ses jouets. Encerclement fatal. La famille entière s'affaire à préparer la fête de l'aïd. On n'entend pas la gamine. Elle gît prostrée sur son matelas. Personne ne fait vraiment attention. «Dans les villages et les villes de province les enfants sont exposés à de pareilles négligences surtout quand la famille est nombreuse et la maîtresse de maison occupée.» C'est ainsi que «notre ami» avait perdu la vue sans un cri. C'est ainsi que sa petite sœur meurt après avoir hurlé de douleur pendant longtemps, jour après jour. «Le cheikh (le père Hussein) pouvait bien réciter le Coran et la mère s'abîmer dans ses implorations.»
La famille est nombreuse, c'est la campagne, c'est la fête, c'est la mort. La gamine hurle et s'épuise. Et jusqu'au bout, son frère entendra son cri puis son «souffle infiniment léger qui hésite dans le silence et l'immobilité, entre les deux petites lèvres entrouvertes». La description ne souffre nullement de la défaillance du regard chez celui qui, à l'instar des aèdes, garde la mémoire de tout, suppléant le vide extérieur par le sens intérieur, celui qui vibre au moindre frémissement de l'air et de la lumière, qui écoute les ténèbres, approfondit la solitude, explore le destin.
Le 31 octobre 1973, une foule immense se presse au Caire pour suivre les obsèques de Taha Hussein.
Avant que le cortège ne s'ébranle vers le cimetière, la dépouille du grand mort est déposée dans le grand amphithéâtre de l'Université. Revanche symbolique mais revanche tout de même. L'universitaire réinvestissait un lieu où il n'avait pas trouvé une place à sa taille. C'est sûr, l'aveugle était mort, mais cette sorte de mort était une victoire. On dit que les cheikhs fâcheux et doctrinaires s'étaient abstenus de paraître à ces funérailles. Quelle honte ! Leur élève était devenu un maître universellement consacré. Il avait tout appris. Tout pris. L'écorce et la pulpe de la vie avec tous ses sens. Celles des vraies palmes qui ne sont pas académiques.


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