Historien, Sadek Sellam est l'auteur de plusieurs essais. Dernier en date, La France et ses musulmans. Il a également écrit Parler des camps, penser les génocides. Il a participé cette semaine à un colloque international sur la tolérance en Islam organisé à Alger par le Haut-Conseil islamique (HCI). Selon vous, l'islamophobie en Europe remonte au XIXe siècle. Quels étaient les facteurs qui avaient facilité l'émergence de cette tendance ? La dégradation sensible de l'image de l'Islam en Occident était le fait du triomphalisme colonial. La représentation de cette religion était faite par des écrits de voyageurs, militaires, marchands, missionnaires ou journalistes. Des journalistes qui ne passaient même pas une semaine à Alger et qui prétendaient faire de l'islamologie. On n'hésitait pas à accuser le musulman de fanatisme ou de fatalisme. Cette vision avait une caution scientifique apportée par Joseph Ernest Renan qui, dans polémique avec Djamel Eddine Al Afghani qui vivait à Paris, avait dit que la doctrine de l'Islam était à l'origine des aspects négatifs attribués aux musulmans. Les disciples d'Auguste Comte refusaient cette thèse. Ils avaient répliqué à Renan pas seulement avec des citations coraniques, mais avec des arguments philosophiques et des références à l'histoire. D'autres intellectuels avaient apporté également l'anti-thèse à Renan... Il y a d'abord Ismayl Urbain (né Thomas Urbain), Français converti à l'Islam. En 1837, il était interprète militaire en Algérie sans prendre les armes. Affecté par la dégradation de l'image de l'Islam en France, il avait répliqué en montrant la tolérance de l'islamisme. L'islamisme à l'époque désignait l'Islam et les musulmans. D'où la confusion avec le concept développé par des islamo-politologues contemporains qui avaient oublié la signification du XIXe siècle. Dans De la tolérance dans l'islamisme, il citait nulle contrainte en religion et se référait à des ouvrages objectifs sur l'Islam écrits par des chrétiens. Autre exemple, celui d'Ahmed Riza, un Othoman réfugié à Paris, attaché à la politique des Tandhimat (réformes). En 1897, et sans connaître le texte d'Ismayl Urbain, il avait publié un petit livre, Tolérance musulmane. J'ai analysé ces deux textes à partir des critères de classification des arguments (tartibou el houdjadj) telle que conçue par un fakih malékite. Ces arguments ne sont pas d'ordre dogmatique mais historique. Ahmed Riza évoquait par exemple qu'il était interdit d'inhumer les musulmans en France. Depuis 1793, il était interdit d'avoir des cimetières confessionnels. Dans l'Empire Othoman et dans le Califat Abasside, il y avait des ministres chrétiens. Le gouvernement othoman tolérait les processions des dix-sept églises chrétiennes de l'Empire alors que cela était interdit en France pour les musulmans Ces exemples nous rapprochent quelque peu des problèmes d'aujourd'hui... L'islamisme radical n'est qu'un prétexte pour des courants hostiles à l'implantation de l'Islam en France. On est encore marqué par le travailleur immigré qui rase les murs, qui vient uniquement pour balayer les rues. Des courants français n'admettent pas que des travailleurs venus d'ailleurs revendiquent plus que des droits matériels. Le 11 septembre 2001 a permis à ces courants de se découvrir. En dépit des progrès enregistrés dans le domaine de la liberté du culte, les droits des musulmans ne sont pas garantis entièrement. Il est vrai que la construction des mosquées ne pose pas de problème parce qu'on a découvert que c'était un facteur de stabilité. La mosquée permet de prévenir les révoltes en banlieue. Mais au niveau de l'Etat, il y a toujours refus de l'ouverture d'un espace scientifique et intellectuel qui permet l'exercice de l'ijtihad. Des dizaines de projets présentés par des personnes laïques, comme Mohamed Arkoun ou le regretté Bruno Etienne, ont été sabotés du fait d'une alliance entre le cléricalisme et le corporatisme universitaire. Les trois religions monothéistes ne veulent pas d'une faculté de théologie à Strastrbourg alors que la loi le permet. Le droit permet un financement par l'Etat d'un enseignement théologique. Pierre Joxe a refusé ce projet en cédant à un lobby protestant hostile à cela. De l'autre côté, le corporatisme universitaire a toujours réussi à détourner ce genre de projets de leur destination. Cela a donné la création au sein de l'Ecole des hautes études en sciences sociales d'un Institut d'études sur l'Islam obtenu par du copinage. Les jeunes musulmans, portés par le désir de mieux connaître l'Islam, sont obligés d'aller à Peshawar (Pakistan) où ils sont embarqués vers d'autres aventures. Pourquoi les actes antisémites sont-ils plus visibles que les actes islamophobes ? Il y a une certaine tendance à ne pas reconnaître la réalité de l'islamophobie. L'exemple en France a été donné par la Commission consultative des droits de l'homme qui dépend du Premier ministre qui, récemment, a refusé de recommander une législation de répression de l'islamophobie devant s'ajouter à l'arsenal juridique condamnant l'antisémitisme. L'argument utilisé par des militants de cette commission est qu'il ne faut pas faire double emploi avec les dispositions légales réprimant le racisme anti-arabe. Or, quand on incendie une mosquée de Turcs ou celle de Français convertis à l'Islam, il ne s'agit pas d'actes de racisme anti-arabe, il s'agit d'une hostilité manifeste à l'encontre d'une religion. Certains disent que le racisme anti-arabe est l'apanage de la droite et de l'extrême droite. Or, il y a une islamophobie qui existe dans les milieux laïques de gauche.