(1) Lorsque j'étais étudiant, notre professeur avait commencé son cours sur la relativité par un bref aperçu historique au cours duquel il a cité beaucoup de savants, mais il n'a jamais prononcé le nom de son compatriote Henri Poincaré. Lorsque j'ai été chargé d'enseigner cette théorie (2), j'ai attribué, comme je l'avais appris, la «création» de la relativité au seul Albert Einstein. L'an dernier, notre faculté a organisé un séminaire dans le cadre de la célébration du centenaire de «l'Annus Mirabilis» 1905 qui a vu Einstein publier, à 26 ans, 5 articles qui allaient révolutionner la physique. Ce séminaire, annoncé dès le début de l'année, a eu lieu en novembre 2005. J'ai eu par conséquent près d'un an pour préparer mon intervention. Ce que j'ai appris, au cours de ma recherche bibliographique, m'a sidéré ! Je me suis retrouvé devant la plus grande énigme de l'histoire des sciences : l'article fondateur de la théorie de la relativité restreinte, écrit par Poincaré, éminent savant, paru en 1905, trois semaines avant celui d'Einstein, alors inconnu, a été occulté durant un demi siècle. Il a fallu attendre la parution, en 1953, du livre de Whittaker (3) pour que des physiciens s'intéressent à la question, mais dans l'enseignement rien n'allait changer. Dans les années 1990, une polémique s'est engagée à ce sujet, suite à une publication de l'académicien russe Logunov (4) qui reprend l'article de Poincaré avec les notations actuelles. Alors, qui a été le premier à introduire cette théorie ? Si c'est Poincaré, pourquoi n'a-t-il pas protesté, puisqu'il ne décédera que 7 années plus tard ? Einstein ignorait-il, comme il l'a toujours dit, les travaux de Lorentz et de Poincaré ? Pourquoi les savants, les enseignants, les médias (5), ont-ils fait d'Einstein le seul fondateur de la relativité ? Un étudiant en physique théorique, en fin d'études, est parfaitement capable de répondre à la première question, il suffit qu'il dispose des deux articles de 1905, celui de Poincaré et celui d'Einstein et qu'il leur consacre le temps nécessaire. J'ai alors chargé au début de cette année deux étudiants d'entreprendre, en binôme, cette étude dans le cadre de leur mémoire de DES. Au terme de leurs travaux, ils sont arrivés à la conclusion que les deux articles portent sur la relativité. De plus, si l'enseignement de la relativité, qu'ils ont reçu en deuxième année, se rapproche de la conception d'Einstein, celui qu'ils reçoivent à présent en 4e année est basé sur la théorie des groupes introduite par Poincaré dans l'article en question. Signalons qu'aucun enseignant ne s'aventurerait à démontrer, en amphithéâtre, la transformation de Lorentz comme l'a fait Einstein dans son article. Il serait arrêté à chaque instant par ses étudiants. D'ailleurs, Einstein, lui-même, n'a jamais plus utilisé cette méthode. Poincaré et Einstein en 1905 En 1905, Poincaré a 51 ans et il est célèbre. Les questions, qui amèneront la théorie de la relativité, l'intéressent depuis près d'une dizaine d'années. Ainsi, en 1902, il met en évidence, dans la Science et l'hypothèse (6), la relativité du temps et celle de l'espace. En 1904, au congrès de Saint Louis aux Etats-Unis, il énonce le Principe de relativité selon lequel les lois de la physique doivent être les mêmes pour un observateur fixe et pour un observateur en mouvement de translation uniforme. Ainsi, à la fin de l'année 1904, les concepts de base de la relativité restreinte sont clairement énoncés par Poincaré. Il ne lui reste plus qu'à trouver une formulation mathématique pour les exprimer. C'est ce qu'il fera en 1905 : ce travail sera publié, sous la forme d'une note, le 5 juin aux Comptes rendus de l'académie des sciences, puis envoyé le 8 juillet à un journal italien (4). En 1905, Einstein a 26 ans et il est pratiquement inconnu. Il est diplômé de l'Ecole polytechnique de Zurich et travaille au bureau des brevets à Berne. Il entreprend des travaux de recherche essentiellement en thermodynamique. A l'inverse de Poincaré, il n'a jamais abordé des problèmes qui auraient abouti à la théorie de la relativité. L'année 1905 allait être très bénéfique à Einstein : c'est l'Annus mirabilis. Il publie cinq articles, celui qui nous intéresse est envoyé le 29 Juin 1905 aux Annalen der Physik. Comparaison des deux articles Ces deux articles ont de nombreux points communs. Les idées de base sont similaires : principe de relativité introduit par Poincaré en 1904 et constance de la vitesse de la lumière. Poincaré et Einstein aboutissent aux mêmes formules mathématiques de base. De plus, Poincaré introduit l'espace à quatre dimensions, cette idée est reprise et développée par Minkowski, ancien professeur d'Einstein, qui se l'approprie et, lui aussi, ne citera jamais Poincaré. Le niveau mathématique de l'article de Poincaré, qui utilise la théorie des groupes inconnue de tous les physiciens de l'époque, est nettement plus élevé. Le raisonnement d'Einstein, par contre, est basé sur la logique beaucoup plus que sur le calcul mathématique. Pour résoudre un même problème, les deux savants ont utilisé deux méthodes différentes. Supposons que deux élèves, l'un au cours moyen l'autre au lycée, aient à résoudre un même problème de deux trains qui se croisent. Le premier trouvera le lieu et l'instant de la rencontre à partir d'un raisonnement logique en utilisant quelques opérations d'arithmétique élémentaire et le second trouvera le même résultat à partir de la résolution d'un système de deux équations à deux inconnues. Cela ne veut, en aucun cas, dire que l'un des deux élèves est plus doué que l'autre. Poincaré et Einstein sont deux brillants savants d'égale valeur. Seulement, le premier symbolise l'esprit mathématique et le second trouve ses idées géniales dans des Gedankenexperiment (expériences de pensées).Mais la différence fondamentale qui saute aux yeux, c'est que les deux articles ne sont pas présentés de la même façon. Poincaré introduit son travail après avoir cité tous les travaux antérieurs. C'est la façon «normale» de présenter un article scientifique. Par ailleurs, par modestie, il attribue à Lorentz une bonne partie de ses résultats : il nomme «Transformation de Lorentz» le groupe de transformations qui n'altère pas les lois de la physique, comme il avait déjà appelé, en l'honneur du mathématicien Fuchs, «fonctions fuchsiennes», les fonctions qu'il a obtenues lors de ses recherches en mathématiques. Einstein, par contre, ne cite dans son article aucun travail antérieur, ce qui donne l'impression que rien n'avait été fait dans ce domaine avant 1905 et que la théorie, qu'il présente, a jailli spontanément dans son cerveau. Or, tout chercheur débutant apprend que, pour présenter une thèse ou un article, il doit introduire son travail après avoir effectué une recherche bibliographique. Sinon aucun jury, aucun comité de lecture n'acceptera son travail.L'histoire de la physique a montré qu'aucune grande théorie n'a été créée ex nihilo par un savant fut-il le plus grand des génies. La théorie de la gravitation de Newton résulte des travaux de Copernic, Thyco Brahé et Kepler en astronomie, d'une part et des expériences de Galilée sur la chute des corps, d'autre part. La théorie de Maxwell a été élaborée grâce à l'expérience d'Oersted, aux travaux d'Ampère, de Gauss, de Faraday etc. A l'instar de Poincaré, Maxwell présente modestement ses travaux comme une formulation mathématique des idées de Faraday. A présent, on peut répondre à la première question : c'est Poincaré qui doit être crédité de la théorie de la Relativité restreinte. La contribution d'Einstein, qui a poursuivi cette recherche durant de nombreuses années, est certes considérable, mais la priorité revient à Poincaré. Questions ? Alors pourquoi Poincaré n'a-t-il rien dit ? Peut-être pensait-il que cela ne valait pas la peine. Il a ignoré Einstein qui, de son côté, sans doute gêné, a toujours évité de parler de Poincaré. Ils se sont rencontrés une seule fois, au congrès Solvay à Bruxelles, en 1911. Einstein, lors de son intervention qui portait sur la thermodynamique, est arrêté par Lorentz qui lui signale une faille dans son raisonnement. Einstein se défend, c'est à ce moment que Poincaré intervient pour donner raison à Lorentz. Einstein ignorait-il les travaux de Lorentz et de Poincaré ? Il a toujours nié avoir eu connaissance de l'article de Lorentz de 1904 et des travaux de Poincaré. Selon son biographe et ami A. Païs (7), Einstein pouvait se dispenser de consulter la littérature parce qu'il était convaincu de l'originalité de ses travaux et Païs ajoute qu'il ne faut voir là aucune arrogance.Pour en revenir à notre question, on trouve dans la littérature trois types de réponses. D'abord, il y a ceux qui, comme Hladick (8), parlent de plagiat. Puis, il y a ceux, et c'est la majorité, qui n'ont aucune raison de douter de la sincérité d'Einstein. Enfin, il y a ceux qui pensent qu'il a lu au moins l'article de Lorentz de 1904. Le physicien belge Pierseaux (9) note, dans sa thèse, qu'il est difficile d'imaginer qu'Einstein n'avait aucune idée préalable du type d'équations à obtenir. Mais a-t-il lu l'article de Poincaré du 5 juin 1905 ? C'est possible, car, contrairement à la légende qui le présente à ce moment comme un chercheur isolé, Einstein était chargé par les «Annalen» de résumer les articles susceptibles d'intéresser leurs lecteurs. D'un côté, de nombreux physiciens ont été surpris de constater une phrase étrange dans l'article d'Einstein : «Il apparaît donc que ces transformations parallèles forment, comme il se doit, un groupe». Or, Einstein n'utilise nulle part ce résultat et aucun physicien de l'époque ne connaissait cette théorie dont se sert Poincaré dans sa note du 5 juin. L'histoire de cet article n'est pas très claire. L'académicien russe Joffe qui, à l'époque, a examiné pour les «Annalen» l'article en question, raconte que ce dernier était cosigné par Einstein et Maric. Mileva Maric était, à cette époque, l'épouse d'Albert Einstein qu'elle avait connu lorsqu'ils faisaient tous les deux leurs études à l'école polytechnique de Zurich. Malheureusement, le manuscrit original a disparu des archives des «Annalen». D'un autre côté, en 1943, alors qu'il se trouvait aux Etats-Unis, on demanda à Einstein de vendre la copie et les brouillons du célèbre manuscrit pour une œuvre de bienfaisance. Einstein, qui avait, selon ses dires, détruit ces textes, a recopié sous la dictée de sa secrétaire l'article paru aux «Annalen». La vente rapporta plusieurs millions de dollars. On ne saura donc jamais si, pour une fois, il avait associé, à ses travaux de recherche, sa femme qui avait la même formation scientifique que lui. Que serait devenue Marie Sklodowska si elle avait épousé Einstein au lieu d'avoir été la femme de Pierre Curie ? Aurait-elle eu, à deux reprises, le prix Nobel ? Pourquoi le travail de Poincaré sur la relativité a-t-il été occulté ? En ce qui concerne les savants allemands, Leveugle (10) a écrit un livre où il parle d'un complot fomenté par Planck et les mathématiciens de Göttingen. La lecture de ce livre est aussi passionnante que celle du Da Vinci code de Dan Brown, mais les thèses avancées par Leveugle, comme celles de Dan Brown, sont peu vraisemblables.Mais ce qui reste incompréhensible, c'est cette mise à l'écart de Poincaré de la part des physiciens français et, en particulier, de la part de son collègue Paul Langevin. Non seulement, il contribua à effacer le nom de Poincaré de l'histoire de la relativité et des programmes universitaires en France, mais il fut un panégyriste à la gloire d'Einstein. Pourtant, dans son article sur la relativité, Poincaré consacre tout un paragraphe aux travaux de Langevin ! Une dernière question : pourquoi Einstein a-t-il eu le prix Nobel pour l'effet photoélectrique et non pas pour la relativité ? Peut-être parce que Lorentz a toujours déclaré l'antériorité de Poincaré sur Einstein quant à la découverte de la théorie de la relativité restreinte. – —————————————— Notes : 1- L'Express du 8 novembre 2004. C. Allègre a été ministre de l'Education nationale en France. 2- M. Bendaoud : Relativité OPU 1997 3- E Whittaker, A History of the Theories of Æther and Electricity Ed. Nelson, 1962 4- A. Logunov, Sur les articles de Henri Poincaré Internet 5- Einstein détient avec Marylin Monroe le record du nombre de photographies publiées par les Média La Recherche, page 57, n° 18, fév 2005 6- H. Poincaré La science et l'hypothèse. Flammarion 1902 7- A. Païs, Subtle is the Lord Ed. Oxford, 1982 8- Y. Pierseaux, La structure fine de la relativité restreinte Ed. L'Harmattan 1999 9- J. Hladik, Comment le jeune et ambitieux Einstein s'est approprié la relativité restreinte de Poincaré, Ellipses, 2004 10- J. Leveugle, Histoire véridique de la théorie de la relativité, L'Harmattan, 2004.