Comme tous les jalons concrétisés sur le long cheminement de la revendication de tamazight, cet acquis a survenu dans un contexte de grave crise institutionnelle et de formidable mobilisation pacifique de la population de Kabylie durant près d'un an. Encore une fois, hélas, la répression féroce, les dizaines de jeunes assassinés et les milliers de blessés et mutilés auront prouvé que la question de tamazight en particulier et la cause citoyenne en général sont éminemment politiques et interpellent les consciences sur la nature de l'Etat et donc du régime. L'ordre juridico-linguistique, fondé sur l'exclusion identitaire, culturelle et linguistique que l'Etat-nation a opposé à l'amazighité, a subi, à travers l'article 3 bis, la 1ère fissure sérieuse dans sa muraille idéologique hégémoniste. Même si le statut de langue nationale reste essentiellement symbolique, cette disposition met en exergue, au minimum, les incohérences et contradictions immédiates de certaines dispositions du droit positif algérien qu'il faudra bien harmoniser. L'obligation introduite à Ia charge de l'Etat de réhabiliter et promouvoir tamazight invite à une définition officielle de son contenu exact même si celui-ci ne semble pas, pour l'heure, destiné à dépasser le domaine de l'enseignement. Si le fait que l'officialisation différée traduit d'abord un état du rapport des forces dans la société et au sein du bloc au pouvoir, il est admis par les spécialistes et, de plus en plus, par l'opinion publique que le modèle de l'Etat-nation est et demeurera l'obstacle essentiel sur cette voie. Sur ce plan, l'alinéa 2 de l'article 3 bis qui évoque les variétés linguistiques régionales de tamazight est une esquisse intéressante de la nécessaire reconnaissance des différentes communautés culturelles régionales qui composent ce champ linguistique et culturel, reconnaissance dont il faudra bien faire bénéficier l'aire territoriale de l'arabophonie qui a, elle aussi, ses spécificités. C'est là une piste sérieuse pour asseoir la réflexion et l'action politiques et institutionnelles en vue de sortir définitivement de la crise de l'Etat-nation qui constitue le nœud gordien de l'imbroglio algérien. Il y a là un impératif catégorique d'autant que nous assistons à la montée en puissance des aspirations citoyennes à une démocratie participative dans laquelle l'émergence du paramètre local dominera l'avenir. I) Rappels sur l'ordre juridico-culturel «antérieur» : Le modèle de l'Etat-nation était une option largement profilée déjà dans le Mouvement national indépendantiste. En l'absence d'une réflexion sur la question d'un projet de société conforme à la sociologie algérienne, les dirigeants avait troqué «leur peau noire contre le masque blanc», selon la formule pertinente de F. Fanon. Le modèle français, qui a été imité, est un exemple unique dans le monde en matière de nivellement des diversités culturelle et linguistique. ll ne conçoit aucun ordre juridique en dehors du monopole de l'Etat sur la production du droit et considère qu'aucune réalité culturelle ou linguistique n'a droit de cité si elle n'est admise et octroyée par les dirigeants de l'Etat central. S'agissant de l'Algérie indépendante, ce jacobinisme ne s'est pas limité à la promotion et à l'exacerbation du centralisme d'Etat ou de l'exclusion culturelle. Les dirigeants algériens veilleront aussi à expurger le modèle importé de toutes ses valeurs républicaines et de ses mécanismes démocratiques. Cela convenait parfaitement à la tendance totalitaire imprimée au fonctionnement du mouvement de libération à la faveur de l'exacerbation des conditions de la lutte anticoloniale. Les maigres acquis seront régulièrement et recurremment attaqués ou remis en cause (chaire de Berbère de l'université d'Alger, interdiction de chanteurs…). ll n'y a jusqu'aux prénoms et toponymes qui n'aient été réglementés sévèrement pour anéantir la mémoire collective. Le passé était traqué jusque dans les signes alphabétiques du Tifinagh. La Chaîne Il représentait un résidu qui semblait longtemps promis à la disparition. Les différentes Constitutions feront de la langue arabe la seule et unique langue officielle et nationale. A défaut de pouvoir trouver dans la société la chimérique homogénéité linguistique rêvée, le pouvoir décidera de faire changer de langue à ses citoyens. L'arabisation touchera les fonctionnaires (1968 et 1973) puis le système éducatif (1976 )jusqu'à ce qu'en 1991, une loi fasse de l'usage de la seule langue arabe une obligation individuelle et un signe de souveraineté nationale assortis de sanctions pénales. Pourtant c'est à peu près à la même époque (quelques mois auparavant) que tamazight réalise ses premières intrusions dans l'ordre juridico-culturel de l'Etat-nation. II) Les deux premières intrusions de l'amazighité : (1990-1995) : Après la marche populaire du 25 janvier 1990, le MCB réussissait à arracher un département d'enseignement amazigh dans l'université de Tizi Ouzou. Même si cela n'était formalisé que par un arrêté ministériel, le fait est que c'est la première fois que la norme juridique, en Algérie, était sollicitée pour permettre et non pour interdire. Mieux, en l'espèce, il s'agissait de re permettre ce qui avait été interdit (la chaire de feu M. Mammeri), c'est-à-dire d'accepter un revirement sur des positions idéologiques présentées jusque-là comme irréversibles. Quelques années plus tard, en avril 1995, c'est un décret présidentiel qui va instituer le Haut commissariat à l'amazighité (HCA) après un boycott scolaire d'une année en Kabylie. Même s'il était facultatif et devait s'effectuer en dehors de tout statut juridique pour la langue, l'enseignement de tamazight était consacré par ce décret. Il reste que cette esquisse d'une place pour tamazight dans l'ordre juridico linguistique revêt le caractère d'une intrusion car elle ne résultait pas d'une révision claire et assumée de l'unicité de l'ordre juridico culturel découlant du jacobinisme officiel. L'entrée de tamazight dans le droit positif se fait hors de tout statut. L'inégalité avec la langue arabe en termes de norme juridique utilisée est flagrante, puisque l'acte réglementaire en usage pour tamazight est de loin inférieur aux normes constitutionnelles et législatives qui régissent la langue arabe. Autrement dit, et si l'on était dans un Etat de droit appliquant un contrôle strict de l'égalité et/ou de la constitutionnalité des actes réglementaires, ces acquis auraient facilement pu être annulés par un juge administratif ou par un Conseil constitutionnel au motif de leur contradiction avec l'ordre juridico linguistique de l'Etat-nation. Cela peut, bien sûr, prêter à sourire connaissant la soumission du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif en Algérie et le peu de valeur qu'attachent les dirigeants au droit. Ce serait pourtant oublier que la suppression de la chaire de Berbère de feu Mouloud Mammeri n'avait été possible, dans les années 1970, que parce que les niveaux de mobilisation sociale et d'un animisme idéologique le permettaient, ce qui marque encore une fois l'essence politique de la question. Le juriste et le sociologue savent que le choix de la technique juridique n'est pas neutre, celle-ci sacre ou fragilise l'objet de son intervention. Le fait est que la nature sensible et essentiellement politique de l'objet à réglementer se conjugue au caractère partie des solutions mises en œuvre (départements d'enseignement universitaire et HCA) pour se traduire par une espèce de compartimentage étanche de l'ordre juridico linguistique national. Ce trait d'humeur ou de rancune anti-amazigh se rencontre dans les divers textes dont l'harmonie juridique se trouve ainsi affectée. Fidèle à la stratégie d'exclusion par omission, en place depuis l'indépendance, le législateur évite de mentionner ou de se référer aux textes favorables à l'amazighité même lorsqu'il intervient sur des questions de politique linguistique et ce même dans les visas précédant les textes qu'il édicte. Ainsi, la charte panafricaine n'a jamais été référencée ou évoquée dans les lois et règlements édictés alors que le droit algérien considère les traités internationaux ratifiés comme égaux à la norme loi. On peut constater aussi que l'ordonnance de 1996 modifiant la loi de 1991 relative à l'arabisation ne vise ni ne mentionne nulle part le décret portant création du HCA pourtant promulgué un an auparavant en 1995. Ce compartimentage se trouve même dans l'esquisse d'ordre juridico linguistique amazigh né dans les années 1990. Ainsi le décret 97-149 du 10/05/1997 portant création d'une licence de langue et culture de tamazight n'a même pas visé les textes créant les deux départements d'enseignement de Tizi Ouzou et Béjaïa et encore moins le décret présidentiel portant création du HCA. Difficile de croire qu'il n'y a là dedans que de l'incompétence ou de l'étourderie techniques. Tout se passe comme si même lorsqu'elle accède aux bienfaits du droit produit par l'Etat. Tamazigh doit être cantonnée dans un monde juridique en quelque sorte parallèle à celui «officiel» qui domine la scène culturelle. Mais sommes-nous pour autant en présence d'un ordre juridique amazigh même parallèle ? Tout bien pesé, cela n'est pas évident. Nous sommes surtout en présence d'une situation juridique d'inégalité flagrante comparable à celle de la diglossie où une langue savante a pour fonction de dévaloriser et marginaliser la langue dominée. En effet, il n'est pas possible de parler, à ce stade, de naissance d'un ordre juridico linguistique amazigh. Un ordre juridique en matière de langue est un système cohérent global et multiforme dans lequel le statut juridique reconnu à la langue dans l'Etat et la société occupe le centre de la problématique. Le préambule de la Constitution de 1996, que d'aucuns ressortent souvent, possède surtout une valeur politique malgré le caractère suprême du texte qui le porte. Les clauses des traités de droit international ratifiés bien qu'admises en tant qu'égales de la loi algérienne sont trop générales et ne possèdent pas de mécanismes contraignants, d'une part, et, d'autre part, se heurtent à la conception néo-patrimoniale du pouvoir chez nos dirigeants. Force est de considérer qu'au lieu d'un ordre juridico-linguistique amazigh, il y a perturbation de l'ordre juridico linguistique de l'Etat-nation par des éléments d'une logique qui lui est étrangère et qui ne remettent pas fondamentalement en cause sa nature jacobine hégémoniste. Cette situation souligne surtout l'absence d'une stratégie linguistique cohérente sous-jacente et significative elle même de l'inexistence d'une volonté politique en la matière. C'est là une caractéristique que l'on retrouvera d'ailleurs même dans l'avènement et la formulation de l'article 3 bis. III) Portée de l'art 3 bis : Plusieurs remarques de forme et de fond peuvent être faites à la lecture de cet article. a) Une formulation condescendante et décontextualisée : On peut regretter que le contexte politique caractérisé par la manœuvre et la répression opposées à une révolte citoyenne ait réduit la question, plus globale, de la politique linguistique au seul statut de langue nationale pour tamazight quand bien même la légitimité de cette cette revendication ne souffre d'aucun doute. En effet, à un niveau de responsabilité qui est celui de l'Etat et au-delà de la légitimité de cette cause, il s'agit de savoir quelle politique linguistique doit être celle d'un pays comme l'Algérie et quelle place doit occuper la culture en général dans la nécessaire intégration démocratique de la nation. Les réactions plutôt contrites des députés et sénateurs qui, après leur vote unanime du 8 avril 2002, ont plutôt laissé paraître de l'hostilité à l'encontre de langue tamazight, sont symptomatiques d'un Etat-nation qui même lorsqu'il concède, semble mal supporter ses reculs face à la contestation citoyenne, comme une femme qui n'admettrait pas les conséquences de sa ménopause. Nous sommes en présence d'un article 3bis, c'est-à-dire que l'on ne sort pas de la logique de compartimentage de l'ordre juridico linguistique national. Difficile de ne pas penser que tamazigh est une «langue bis». Comme si tamazight et la langue arabe sont deux réalités destinées à vivre parallèlement l'une à côté de l'autre et non l'une avec l'autre. Le souci de la logique et de la cohérence dicte une refonte totale de l'article 3 et 3bis pour pouvoir assurer, dans un seul article. une certaine égalité formelle entre, au moins, les statuts de langue nationale de l'arabe et tamazight. D'aucuns rétorqueront qu'il existe une disposition constitutionnelle qui interdit de réviser l'article 3 lui-même et que donc il ne restait que la formule d'un article bis. Outre le fait que ce type de verrou avait déjà sauté pour «l'option socialiste irréversible» en 1989, c'est justement cette interdiction même qui ne laisse au tamazight qu'un statut de langue nationale bis. L'usage de l'adverbe «également» pour traduire assez fidèlement le mot arabe «aydhane» (aussi) rétablit mal l'égalité juridique censée régir deux langues nationales. Cette formulation laisse transpirer une nuance de condescendance, voire de tolérance. Or on n'est tolérant qu'envers ce qui gêne. Tolérance n'est pas tout à fait acceptation ou respect de l'autre tel qu'il est. Mais il n'en demeure pas moins que cet amendement constitue une avancée considérable au regard du passé récent. b) L'article 3 bis, une avancée considérable : Prétendre que tamazight est déjà langue nationale de fait (ce qui est vrai) pour conclure que l'article 3 bis n'apporte rien de nouveau, c'est aller vite en besogne et oublier que le modèle juridique de l'Etat-Nation se caractérise justement par le fait qu'il considère comme inexistant toute réalité sociale qui n'est pas intégrée et consacrée par l'ordre juridique officiel. C'est certainement à ce type de conception du droit que Bourdieu pensait lorsqu'il affirmait que «le discours juridique est une parole créatrice qui fait exister ce qu'elle énonce» ou encore Carre Demalberg lorsqu'il dit que «le droit n'a d'existence que par l'Etat». Même si le Conseil constitutionnel a raison de considérer que l'article 3 bis n'est techniquement pas anti-constitutionnel, même si l'on peut affirmer au sens littéral que l'art. 178 de la Constitution n'interdit que la révision de l'article 3, mais pas le rajout d'un article bis. Il y a là une remise en cause fondamentale de l'unicité linguistique qui caractérise jusque-là la politique officielle de l'Etat. Ce serait aussi démagogique de nier que ce statut de langue nationale consacré, qui plus est, par la norme constitutionnelle, n'offre pas enfin une couverture juridique sérieuse au début d'enseignement et d'institutionnalisations obtenus en 1995 par les accords du 22 avril entre le MCB et le gouvernement. Indéniablement, c'est là le rez-de-chaussée qui manquait pour le 1er étage arraché en 1995. Le mouvement associatif, engagé dans la lutte pour la réhabilitation et la promotion de la culture amazigh, trouve également une couverture et un point d'appui juridique réels pour se lancer la conquête d'autres acquis. Il est, par ailleurs, établi qu'en matière de langue, comme en toute chose, la reconnaissance légale améliore la représentation sociale de la langue chez et entre ses locuteurs et leurs vis-à-vis. Elle participe à améliorer les loyautés diverses qui sont les siennes rehaussant ainsi son prestige et sa fonction symbolique. Au plan idéologique et quelles que soient les incohérences et insuffisances de forme et de fond, l'article 3 bis est un bouleversement dans la forteresse idéologique des constantes et mythes fondateurs de la Nation. Le passé récent et les dangers que l'on imaginait sur l'unité nationale en cas de consécration du tamazight sont encore frais pour mesurer lucidement cette avancée. Au plan sociolinguistique, politique et institutionnel enfin, c'est la mise à jour d'une nouvelle étape de combat culturel et identitaire amazigh. Il s'agit d'abord d'arracher un contenu concret à ce statut de langue nationale après avoir harmonisé l'ordre juridico-linguistique officiel pour lui rétablir une cohérence assumant le pluralisme linguistique du pays. (A suivre)