Le plus ancien café culturel de la ville de Baghdad, point de ralliement des hommes de lettres irakiens, vient de rouvrir ses portes. C'est ce que révèle, sans grand éclat, une certaine presse du Moyen-Orient. Pourtant, l'évènement mériterait vraiment que l'on s'y attarde, lorsqu'on sait le côté extraordinaire de cette réouverture qui réside surtout dans le geste même du gérant plutôt que dans l'acte culturel lui-même. En effet, à lui seul, cet homme a pris la décision de remettre la littérature à sa juste place, dans son propre café et dans toute la ville de Baghdad. Il y a deux ans, ce lieu hautement culturel, d'ailleurs situé au boulevard Al Mutanabbî, en plein cœur de la cité, a été dévasté par une violente explosion qui a fait des dizaines de morts parmi l'intelligentsia irakienne. Les lumières avaient donc laissé place à l'horreur, la désolation et l'incompréhension, d'autant que ce café était le point de ralliement des poètes et des prosateurs depuis le début du 20e siècle. Sous les décombres, on découvrit encore cinq autres cadavres méconnaissables, qui, pour le malheur du propriétaire du café, n'étaient autres que ceux de ses propres fils ! On ne doit jamais, dit une maxime répandue, revenir sur les lieux de ses premières amours, sans prendre le risque d'y rencontrer l'ineffable, l'inénarrable. Le propriétaire du café, revenant à lui après le choc terrible, décida aussitôt de redonner le lustre d'antan à son café en répétant le verset coranique : « Ceux qui dominent leur rage et pardonnent à autrui ». La raison, en son for intérieur, devait triompher du versant tragique de sa vie. On devine bien que ce brave cafetier, qui a eu la chance durant des décennies, de côtoyer les grands poètes et prosateurs, a dû, se remémorer les beaux jours qui ont fait la gloire de l'Irak du temps des Abbassides. C'est que son café est situé à l'endroit même où se succédèrent les monarques abbassides, tout près de Beyt Al Hikma, illustre académie édifiée par le clairvoyant et sage monarque Al Mamoun. Notre homme qui, aujourd'hui, à 80 ans, est revenu sur les lieux, revoyant sans aucun doute l'image de ses cinq fils, s'est fait un devoir de faire taire la hargne en son for intérieur. Il observe, en silence, son entourage direct alors que les commentaires fusent d'une table à une autre sur la littérature en Irak, dans le monde arabe et dans le monde entier. Décidemment, le côté extraordinaire de la vie n'est pas l'apanage de ceux qui font de la politique, vont à la guerre ou font des plongées dans l'espace extérieur. Il se tient, la plupart du temps, à côté de nous, dans les petits foyers, dans la quotidienneté côtoyée çà et là, et, surtout, chez des hommes et des femmes qui font l'histoire sans grand tintamarre. Les grands hommes existent en tout lieu, tout temps, non dans l'action politique uniquement, ou dans l'opposition à ce système politique ou autre tel que nous le constatons aujourd'hui. Ce supplicié de l'existence, tout au long des années qu'il lui reste à vivre, saura encore préparer le café, apprécier la poésie et les belles paroles en dépit de toutes les tempêtes ayant malmené son humble embarcation. Franchement, ne mériterait-il pas les prix Nobel de la paix et de la littérature à la fois ?