Les arts plastiques algériens, comme tous ceux d'Afrique, sont de nouveaux venus sur la scène artistique mondiale. S'affirmant réellement après l'indépendance, leurs 44 ans d'existence représentent très peu dans l'histoire. Le premier temps correspond à l'émergence, durant la colonisation, de la peinture de chevalet en Algérie et son apprentissage par les Algériens avec quelques peintres comme Azouaou Mameri ou Boukerche Miloud, qui se signalent dans les années 1920 et 1930 dans le sillage des peintres coloniaux. Tout en étant les pionniers de la peinture algérienne, ils imitent ces derniers dans leur représentation plutôt folklorique et orientaliste de la vie des autochtones. C'est le temps, disons incontournable, de la mimesis. Après la Deuxième Guerre mondiale, quelques Algériens émergent en se positionnant dans le courant des tendances modernes (impressionnisme, abstraction, etc.) venues de la métropole. On y distingue notamment Mohamed Bouzid, Ahmed-Kara Ahmed. A côté de ceux-là, d'autres artistes pratiquent une peinture en marge des modes et des tendances et portent, dans un style dit «naïf», un regard attendrissant sur leur pays. C'est le cas de Benaboura Hassen et Mohamed Sahouli, pendant que Mohamed Racim, s'appuyant sur les pratiques traditionnelles, élabore un langage pour un genre en fait nouveau en Algérie, celui de la miniature. C'est vers les années 1940 et 1950 que d'autres peintres, formés au contact des écoles d'art colonial, ne se suffisant plus d'une formation réduite aux «arts appliqués» auxquels les confinait l'administration coloniale, vont s'exiler. Ils partagent un rejet de l'orientalisme dans lequel ils perçoivent la réduction de leur peuple au statut de carte postale exotique. Dans une Europe en plein bouleversement esthétique et crise existentielle, ils se familiarisent avec les nouvelles tendances de l'art moderne. C'est une étape très riche où la créativité est associée à l'innovation. L'art informel, l'abstraction lyrique, l'expressionnisme abstrait, autant de mouvements qui apparaissent presque simultanément et s'influencent les uns les autres. Après l'indépendance, Mohamed Khadda, Denis Martinez, Choukri Mesli, M'hamed Issiakhem et d'autres vont constituer l'élite artistique qui, partie à la conquête d'un monde esthétique nouveau, revient avec le désir qui ne l'a pas quittée de s'inscrire dans la modernité envisagée aussi comme un formidable tremplin à leurs revendications identitaires. Ils vont conserver les supports introduits par la colonisation, la toile, le chevalet, les techniques aussi de peinture à l'huile, de gravure, etc. en les détournant de la représentation du colonisateur. Les outils de la domination vont devenir des moyens de libération. On retrouve le même cheminement en littérature où les jeunes écrivains d'alors vont s'approprier la langue du colonisateur pour la retourner contre lui. Kateb Yacine disait bien du français qu'il était, pour les Algériens, «un butin de guerre». Mais de la même manière qu'on ne revient jamais chez soi comme on est parti, on ne retrouve pas chez soi comme on l'a laissé. Le retour ou l'émergence de ces premiers artistes modernes algériens marque un nouveau mode de représentation qui va servir autant un discours sur l'autre que sur soi, c'est-à-dire la société algérienne. La décolonisation suppose une reconstruction culturelle. C'est un lent processus obligé qui suppose le traitement de l'identité culturelle ancienne et nouvelle. Dès le début, les sociétés décolonisées vont revendiquer la réappropriation de leurs traditions, cultures, langues et origines. C'est le temps, le deuxième après celui de la mimesis, de la réappropriation. Ces artistes, à l'avant-garde des questionnements de l'art algérien, avec les précités, mais aussi Baya, Benanteur, Abdoun, Saïdani, Benbaghdad, Dahmani, Chegrane, etc. vont développer un discours plastique nouveau articulé entre authenticité et universalité. Après la mimésis Cette démarche va se systématiser avec la constitution du groupe appelé «Aouchem» (tatouage). Le groupe revendique l'existence de la modernité dans l'art algérien traditionnel bien avant son apparition en Europe. Dans son manifeste, il met en avant le signe abstrait «plus fort que les bombes…» et présent depuis toujours dans les expressions artistiques traditionnelles. Il ne peut y avoir de monopole de la modernité par l'Occident puisque celle-ci était déjà présente dans les symboles peints des poteries berbères, les tatouages des femmes, la calligraphie arabe, les graphismes muraux des maisons traditionnelles ou les motifs de la tapisserie. La réappropriation des signes et symboles du patrimoine, abstraits, permet à ses artistes d'envisager la reconstruction d'une identité et, par là même, d'entrer dans le patrimoine universel moderne, démontrant ainsi que la modernité n'est pas forcément une perte de soi. Dans une conférence magistrale au Centre culturel algérien à Paris en 1988, Mohamed Khadda va le confirmer en affirmant : «L'idée et le besoin de l'enracinement sont partout perceptibles dans la peinture algérienne d'alors. Ils sous-tendent, selon nous, chaque œuvre d'art (…) Revendication radicale et globale pour certains artistes, avec toutes les étroitesses qui en découlent, réappropriation critique de l'héritage pour d'autres, le retour aux sources est sans conteste un fantôme qui hante les arts plastiques algériens depuis leur naissance.» L'analyse de ce grand peintre, qui reste l'un des rares à avoir écrit, demeure valable aujourd'hui et résume toute la problématique de la peinture algérienne. Devenue vecteur de revendication et de recherche identitaire, elle est un moyen à part entière de mise en sens du monde Cette quête simultanée de l'identité et de la modernité va, pendant des années, submerger le champ de l'expression artistique en Algérie, et ce, jusqu'aux années 1980, faire reléguer au second plan les modes de représentation basés sur la copie et la reproduction du modèle orientaliste et figuratif colonial, dont beaucoup de peintres vont faire leur métier. La première exposition du groupe Aouchem, en 1967, fait découvrir au public algérien de nouvelles images révoltées, rageuses et enthousiastes. Peints sur des supports inhabituels tels que des nattes, peaux et tissus, les motifs inspirés des signes mythologiques remontant aux temps les plus anciens comme les fresques du Tassili, ou aux ressources des langages de l'artisanat, aboutissent à une recomposition des fragments du passé et du présent mais surtout à l'élaboration d'un langage plastique qui fait de l'art algérien un art moderne dès sa naissance. Le mouvement Aouchem ne durera pas longtemps, mais il va marquer les arts plastiques et certains de ses précurseurs vont réellement constituer l'avant-garde de la peinture algérienne porteuse d'un langage reconnaissable par lui-même. Ainsi Mesli, Khadda, Martinez, Issiakhem vont devenir les ambassadeurs de l'art algérien aussi bien à l'étranger qu'en Algérie et s'imposer chacun avec ses particularités. Issiakhem, rebelle expressionniste, porteur de la douleur humaine, Khadda explorateur de la calligraphie arabe et de son essence philosophique, Mesli, fidèle aux résurgences antiques, Martinez, éternel gardien du signe, vont pendant longtemps s'imposer comme les artistes qui ont réussi à condenser en peu de temps, dans l'histoire récente et actuelle de l'art algérien, une sorte de paradigme des enjeux de l'art et de l'identité culturelle en général. Des peintres devenus des modèles pour des dizaines d'autres et des générations suivantes. Leur influence va prendre valeur d'exemple, sinon de norme et se trouver souvent enfermée dans la répétition mécanique des signes et symboles traditionnels qui, à force d'être copiés, seront usés, vidés de leur sens et de la dimension qui leur avait été donnée par revendication esthétique pour le moins la plus originale connue dans l'histoire de l'art algérien. Un héritage relayé Créateurs de la «carte d'identité» de l'art algérien, ils ouvrent la voie aux plus jeunes qui, libérés (plus ou moins) de cette «responsabilité identitaire», vont enrichir ces langages nouveaux. Formés par leurs aînés, ou à leur contact, plusieurs générations d'artistes tels Ben Bella, Koraichi, Zoubir Hellal, Salah Malek, Akila Mouhoubi, Arezki Larbi et tant d'autres (car ils sont nombreux aujourd'hui), partis à leur tour vers l'Europe, une fois revenus ou continuant à évoluer outre-mer, porteront à leur tour le discours contemporain de l'art dans les expositions et dans les écoles d'art. Ils continuent talentueusement le travail de leurs aînés en se tournant vers la construction offensive et singulière d'une identité individuelle, propre aux générations après-indépendance. Aujourd'hui, de plus en plus d'artistes proposent des œuvres qui dépassent la simple pratique technique de la peinture ou de la sculpture. La force des démarches actuelles réside souvent dans l'intensité du vécu qui lui inspire des formes, souvent très contemporaines. Ainsi, Noureddine Ferroukhi, Nedjai Mustapha, Yahia Abdelmalek, Miriam Aït El Hara, Amar Bouras, Amina Menia et Rachida Azdaou projettent dans leurs œuvres les questionnements du siècle et de la société algérienne actuelle. Au fur et à mesure, les dernières générations issues des écoles d'art, hyper-connectées, expérimentent aussi de nouvelles expressions qui transcendent les institutions et les disciplines. Installations multimédias, montages de photos et arts de la vidéo sont les moyens qu'ils utilisent pour s'attaquer aux simplifications trop courantes du langage esthétique et pour exprimer également la présence des médias, des satellites ou de la téléphonie mobile dans la vie quotidienne. Il est vrai que, se trouvant en état de «dissidence» par rapport aux goûts dominants, il leur est difficile, à partir de supports inhabituels, d'imposer sur le marché national ces paroles insolites, quand les besoins iconographiques sont encore traditionnels. Ce type d'art est donc encore loin d'être intégré dans les esprits. Mais la mondialisation est là qui, à une allure vertigineuse, nous submerge d'images et modes de pensée et, parmi ses effets, l'accélération du va-et-vient continu entre l'Orient et l'Occident. De nouvelles voies C'est peut-être aussi elle qui apporte, comme un ressac, le retour de plus en plus fréquent, des artistes d'origine algérienne vers leur pays d'origine. Ces dernières années, beaucoup d'entre eux, pour des raisons personnelles —besoin de se ressourcer ou difficultés à s'imposer en Europe (face à l'inflation de l'art et des artistes) — reviennent avec le désir de montrer leur travail et d'investir les lieux de diffusion de l'art et de son enseignement : à titre d'exemple, Zineb Sedira qui vit à Londres ou Djamel Kokene et Yazid Oulab qui exercent en France. Ceci n'est pas sans effet sur la production de l'art local puisqu'il crée un contact des pratiques et des expériences. Petit à petit, l'effet de ces croisements et confrontations se fera sentir. Dans cet ordre d'idées, se servant des matériaux de leur temps, beaucoup de jeunes artistes locaux tentent d'envahir la scène parfois désertée de la pensée en se confrontant au réel avec des images qui synthétisent les contradictions de leur époque. C'est le cas du «boom» de la vidéo parmi les plus jeunes. Audacieuses, très humaines, voire effrontées, sont celles des derniers arrivés comme Hassen Ferhani, Amina Zoubir ou Nada Boubekri. La plupart d'entre eux migrent au-delà des frontières, à la recherche d'une formation plus poussée, mais aussi, parce que mal compris ou peu sollicités, à la recherche d'horizons plus propices. Ils ouvrent malgré tout des pistes sûres pour un art contemporain algérien en devenir qu'il appartient à eux aussi de construire. Il nous reste à écrire toute cette évolution qui, pour l'instant, laisse encore peu de traces dans le paysage et les projets éditoriaux nationaux. Des pionniers de l'art moderne à leurs successeurs et de ces successeurs aux jeunes qui émergent, c'est aussi l'histoire de notre pays et de notre société.