Selon ces belles âmes, nous avançons dans la bonne direction en dépit des obstacles et des croassements de quelques oiseaux de mauvais augure qui ne veulent pas comprendre le noble et imperturbable dessein du sultan. «Allons donc, vous êtes mieux lotis que les Tunisiens, les Syriens ou autres Saoudiens !», nous répond-on souvent dans la France de Chirac quand nous accourons pour quémander un soutien moral ou solliciter une petite compréhension. «Sans ça, vous aurez les islamistes», nous assène-t-on pour nous fermer le clapet et nous renvoyer à notre pays. Bien entendu, rien ne sert d'expliquer, à ces ingénus amis, que le Maroc n'a jamais été comme la Tunisie, la Syrie ou l'Arabie Saoudite, que nous avons toujours joui de plus de latitude pour traiter certains sujets, et que le peu d'espace de liberté que nous avons aujourd'hui nous le devons à Hassan II et non à son fils. Et rien ne sert non plus d'expliciter qu'en vérité cette «liberté» est un leurre destiné à l'étranger puisqu'il est bourré d'interdits. Interdit de critiquer le prince, interdit d'évoquer le conflit du Sahara occidental sans s'envelopper dans le drapeau national, interdit de s'aventurer dans le domaine de notre sainte religion musulmane sans balbutier la profession de foi, etc. Et quand nous avons quelques minutes avant qu'on nous jette dehors, nous tentons rapidement d'expliquer à nos interlocuteurs que l'islamisme d'aujourd'hui, tellement craint par l'Occident, n'est en fait que la conséquence directe, ou indirecte, de l'autoritarisme d'hier, mais aussi du retour du bâton d'aujourd'hui, de la misère morale et du manque de liberté qui frappe toutes les contrées arabes. Le problème marocain, c'est que tout au long de notre histoire, nous avons conçu, fabriqué disons-le, quelques belles notions abstraites qui font notre fierté. Nous évoquons souvent l'«exception marocaine» ou les «spécificités nationales» pour expliquer que nous sommes un peuple «différent», une sorte de nation aménagée dans une oasis, entre Orient et Occident, indifférente au monde alentour et se croyant épargnée par les tourments qui frappent les pays voisins. Malheureusement, ce dogme a volé en éclats un certain soir de mai 2003 quand des bombes terroristes ont ébranlé et la ville de Casablanca et le Maroc tout entier, sans nous aviser que nous n'étions en rien différents des autres. La même chose est arrivée avec la presse et la liberté d'expression. Et en cela, il faut dire que l'année 2006 est assez révélatrice de la vraie nature de notre immuable autocratie. «Chassez le naturel, il revient au galop», dit le célèbre adage. Et bien ma foi, ceux qui chantaient depuis quelques années (à travers la planète pour certains) que le processus démocratique marocain était irréversible en ont eu pour leurs frais ces derniers jours. En 2006 donc, nous avons assisté au ridicule procès intenté par le régime contre Nadia Yassine, une islamiste bon teint qui n'était pas poursuivie pour avoir appelé à un soulèvement populaire ou à un coup d'Etat, sinon tout simplement parce qu'elle avait déclaré sa foi «républicaine» dans un pays sclérosé par la monarchie absolue. Cette année aussi, nous avons vu comment le magazine Tel Quel, qui a fait de la «différence» par rapport à ses concurrents la pierre angulaire de sa ligne éditoriale, a tout de même été frappé de deux grosses et injustes amendes de quelque 100 000 euros chacune pour avoir diffamé deux personnalités marocaines. Manifestement, sa «différence», sa déférence envers le pouvoir et sa surprenante compréhension que l'on puisse torturer des islamistes ne l'ont pas sauvée des foudres de ce même pouvoir. La même chose est arrivée au jovial hebdomadaire arabophone Nichane, du même groupe de presse que Tel Quel. Parce que des voix isolées ont jailli pour protester contre la publication, par ce magazine, d'un dossier somme toute banale sur des blagues en vogue au Maroc, le chef de gouvernement Driss Jettou, l'homme qui était considéré un doux parmi les innocents, n'a pas résisté au plaisir de faire comme son prédécesseur, un certain Abderrahman Youssoufi, et d'éliminer d'un trait de plume cette publication sympathique. Or Nichane, consciemment ou pas, était sur la même longueur d'onde du pouvoir quand il s'agit de cogner sur les islamistes. «L'idée était qu'ils tapent sur les islamistes, pas sur l'Islam», pense-t-on à Rabat. Et comment ne pas évoquer le cas d'Aboubakr Jamaï, l'emblématique directeur du non moins emblématique Le Journal Hebdomadaire. «Bouky», comme on l'appelle affectueusement, a été obligé de démissionner de son poste après avoir été condamné par notre justice aux ordres à verser 300 000 euros (un record) à une obscure officine de recherches belge. Il a depuis, dignement, décidé, comme l'ont fait d'autres avant lui durant le règne de Mohammed VI, de s'exiler à l'étranger. Peut-être l'ultime pied de nez à un régime qui veut nous garder dans une forme d'obscurité assumée. Et enfin, je ne terminerais pas sans dire que, quoi qu'on dise à l'Elysée, à la Moncloa (siège du gouvernement espagnol) ou à la Maison-Blanche, que chez nous la liberté d'expression est une notion abstraite, toujours soumise au diktat d'un pouvoir qui utilise la religion, le symbolique et l'appareil judiciaire pour régler ses comptes, abattre ses adversaires et intimider le reste. En effet, chers amis thuriféraires, si le Maroc n'est ni la Tunisie, ni la Syrie ni l'Arabie Saoudite, il n'empêche que celui qui a rédigé ces quelques lignes est obligé de publier le fruit de sa réflexion non pas dans son pays natal, où il est interdit à dix ans de silence par la même justice qui a frappé Aboubakr Jamaï, mais dans une publication algérienne qui a eu la prévenance de lui prêter un petit espace de liberté. Un vrai. Ali Lmrabet (Journaliste marocain )